— J’ai vu les carnets de notes, dit M. Rebusteau. Ils ne sont pas fameux.
— Le contraire serait étonnant, fit sèchement Aline. Les enfants sont très perturbés.
Regrettant son aigreur, elle se rapprocha et mit la main sur l’épaule de son père qui, visant les nénufars, lançait nerveusement de petits cailloux. Le patriarche, si sûr de lui, voilà qu’il se plaignait :
— Trois filles, trois échecs ! Tu te retrouves séparée. Ginette malmène son minus. Annette n’en a même pas trouvé un.
Que répondre ? Choisissant de subir, de mater ou de fuir, les filles de ce régisseur de père étaient mal préparées aux équilibres conjugaux. Mais Pé changeait de sujet :
— C’est vrai, ce que dit ta mère ? Tu envisages de revenir ici ?
— Elle pourrait envisager…, rectifia M me Rebusteau.
— C’est la même chose, trancha M. Rebusteau.
Ballon d’essai. Récupérer au moins une de ses filles — toutes montées à Paris, avec entrain, dès leurs vingt et un ans —, c’était le rêve de la mère. Les parents en avaient sûrement discuté entre eux. Comme Aline elle-même avec les Quatre, pas chauds.
— Ça me paraît difficile, dit-elle. Il y a un problème de lycée. Et un problème de logement : je ne peux pas m’installer chez vous avec ma smala. Mais surtout l’avocat craint que Louis n’en profite pour faire réviser la garde en invoquant la distance, les visites impossibles. Je croyais que, mauvais époux, il serait aussi mauvais père, qu’il se fatiguerait vite. Pas du tout. Vous n’imaginez pas à quel point il peut me harceler.
— Ça prouve qu’il aime ses enfants, dit M. Rebusteau.
— S’il les voit peu, il l’a voulu, et s’il en souffre, c’est justice, reprit Aline, hargneuse.
— Moi, ce qui me révulse, c’est l’idée qu’il pourrait les emmener chez cette fille, dit M me Rebusteau.
Le régisseur se leva brusquement, l’air inquiet :
— Que savent-ils d’elle, exactement ?
— Tout, dit Aline. Il fallait bien que je les informe. Si ça se trouve, dans six mois, elle sera leur belle-mère.
— Non, reprit M. Rebusteau, cette femme ne sera jamais leur belle-mère. Une belle-mère, c’est la seconde femme d’un père veuf… Enfin, j’espère que tu as averti les enfants avec précaution.
— Il suffisait de leur faire lire la lettre de Louis, dit Aline, sans sourciller.
— La lettre ? Tu as fait ça ?
M. Rebusteau s’empourprait. Mais Aline, décidément majeure, se mit à crier :
— Enfin, papa, ce qu’il m’a écrit, qu’on le veuille ou non, c’est la vérité !
D’étonnement son père en retomba assis sur le muret.
— La vérité, c’est vrai ! marmonna-t-il. Mais les enfants ont droit à ce qu’on l’habille.
Sermon. Écoute-moi, ma petite fille… Aline connaissait l’exorde. Elle connaissait aussi la suite, cette tirade de manuel : Il est indispensable qu’un enfant garde bonne opinion de ses parents, même fautifs ; qu’il ne participe jamais à leurs discordes ; qu’il conserve une égale tendresse pour son père et sa mère, chacun ménageant l’autre pour être lui-même ménagé… Aline laissait passer. Une égale tendresse ! Pour le coupable et pour l’innocente ! Pour l’absent comme pour la présente ! La fille observait du coin de l’œil le visage de sa mère, rond, fêlé de rides, encadré de cheveux cireux tirés sur les oreilles et dont les paupières décemment chues vibraient de réticences. Qu’il lût l’Évangile au lutrin, selon le nouvel usage, ce saint homme de Chouan, parfait ! Mais que, de l’intransigeance sur les principes, il pût glisser dans la pratique à l’indulgence pour le réprouvé, allez comprendre ! Pour une faute de jeunesse — qu’il n’était plus du tout de mode maintenant de considérer comme une faute — l’avait-on assez maltraitée ! Un homme ménage toujours un peu les autres hommes ; et ce n’était pas la péroraison de grand-père qui la ferait changer d’avis :
— Tout à l’heure j’ai fait écrire aux enfants une carte collective. Question de correction. Sur le fond tu sais ce que je pense de ton mari.
Le coup d’œil de sa fille ne sembla pas l’émouvoir. Il se redressa, talonnant la terre :
— Quant à ton retour ici, malgré l’envie que nous en avons, je te le déconseille. Tu n’y serais pas vraiment mal accueillie…
— Mais je ne serais pas à l’aise, je sais, figure-toi !
— Je vais jusqu’au tennis, dit Léon Rebusteau, partant droit devant lui.
Une minute coula. Trois canards domestiques, croupionnant de concert, apparurent sous le pont. Un peu plus loin, à l’endroit où se coudait l’Argos, un rat d’eau traversa, le nez dans la canetille et un soleil de Jeudi Saint apparut dans une faille bleue, entre deux nimbus. Hélas ! La douceur d’un pays ne déteint pas sur ses habitants. En ville où tout flue, tout change, où les gens vous connaissent moins qu’ils ne vous rencontrent, les voisins ne glosent pas longtemps sur l’échec d’un couple. À la campagne où les familles se comptent comme les maisons, un divorce, même sans l’intervention des cagots, ça fait un trou dans le paysage. Ce ratage introduit la malchance, sinon la contagion. Un homme peut se croire libéré. Une femme fera toujours figure de répudiée. Pour tout le monde il semble qu’il y ait en elle quelque chose qui fait qu’elle n’a pas pu, pas su, peut-être pas voulu retenir son mari. L’infortune devient un état, autour de quoi se dressent, en palissades aiguës, le doute, la vigilance, la commisération. La veille, pour en éprouver les effets, Aline n’avait eu qu’à traverser le bourg avec les siens : un défilé de culs-de-jatte n’eût pas réussi à voiler plus de regards. Pas un bonjour n’avait su éviter l’intonation consolatrice. Les parents se trompaient. Venue à Noël pour semer Louis, redescendue pour les Rameaux, mais forcée de remonter pour livrer les Quatre à Monsieur, le jour de Pâques, Aline ne réclamait pas le droit d’asile.
— Le marquis n’a pas prévenu, mais ça ne m’étonnerait pas qu’il vienne faire un tour, dit M me Rebusteau.
Pas toujours futée, la mère, mais pourvue d’antennes. Le marquis, justement ! Autre raison de rester banlieusarde. Voilà pourquoi son fidèle sous-ordre était allé faire un tour jusqu’au tennis. Régisseur d’un domaine où le propriétaire ne mettait pas les pieds plus de deux mois par an, il régnait sur huit fermes, il détenait toutes les clefs, il pouvait discrètement faire profiter les Quatre du court, de la piscine, de l’étang ou des bois, quitte à leur faire vider les lieux, en vitesse et bien poliment, si d’aventure la Mercedes du patron remontait la grande allée. Mais laissez-les donc jouer ! dirait sûrement ce paternel seigneur qui, enfant, avait couru dans la futaie avec Aline et plus tard, sans insister, pour se faire une idée des choses, glissé la main sous son chandail. M. Rebusteau, là-haut, s’appelait Léon et son épouse, Sophie ; et M me Davermelle, leur fille, devenue bru de pharmacien, montée d’un échelon en somme — sur le barreau qu’on sait , disait depuis dix-huit ans la rumeur —, n’aimait pas dans l’ombre de Léon se faire appeler Aline. Sa position sociale, voilà encore une chose que le départ de Louis remettait en question. Mais trêve de regrets ! Il fallait profiter de l’absence du père pour en venir au but de ce voyage :
— Maman, dit Aline péniblement, je suis très ennuyée. Après le divorce il va y avoir partage.
— Quoi ! fit M me Rebusteau, joignant les mains. Il n’a même pas l’élégance de tout te laisser ?
— Il dit que c’est déjà bien beau que j’en garde la moitié, puisque je n’ai rien apporté ni rien gagné.
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