Fontaine. Une des grandes forces d’Aline avait toujours été de pleurer sur commande, de désarmer son monde. Mais que pouvaient ces larmes en étoilant le sablon ?
— Pour les meubles, c’est déjà grave, reprit-elle, grelottant du menton. Pour la maison, c’est une catastrophe. Notaire, agent immobilier, fisc, comptons un quart de frais. Solde dû au Crédit foncier, un autre quart. Coupons le reste en deux et je n’aurai même plus de quoi m’acheter un studio. Nous sommes à la rue…
— Et tu n’oses pas demander à ton père de t’aider ? Tu voudrais que je m’en charge ? fit M me Rebusteau, faiblement.
D’un revers de main Aline s’essuya les yeux. La consternation de sa mère disait assez son impuissance. Elle regardait filer l’eau. Si toute branche est bonne à saisir, quand on se noie, encore faut-il qu’elle soit de taille à soutenir quelqu’un. M me Rebusteau se tassait dans son fauteuil :
— Ne te fais pas d’illusions, dit-elle. Il faudra vendre. Vous êtes trois filles. Même si tu étais seule, ton père ne pourrait pas à la fois rembourser la part de ton mari et payer les annuités du Crédit foncier. Il a soixante-cinq ans. S’il était fonctionnaire, il serait à la retraite. Il ne peut pas arrêter : le chalet appartient au marquis et nous nous retrouverions, nous aussi, sans maison, avec des économies ridicules… Je ne lui dirai rien. Il se rongerait inutilement les sangs.
— Tant pis ! Je louerai, dit Aline, les dents serrées.
Une maison, elle avait eu une maison. À elle. Alors que ses parents vivaient chez autrui, sa sœur Ginette dans un petit trois-pièces de Créteil, sa sœur Annette dans une chambre meublée. Elle avait été la bien casée, l’enviée, la chanceuse de la famille, et c’était encore Louis, toujours Louis, qui la dépouillait. Le Misérable ! Qui reprend ce qu’il nous donne nous lèse bien plus que s’il n’eût rien donné.
— Remets-toi, voilà les enfants, fit une lèvre poilue cherchant à l’embrasser.
La mère s’était levée sans qu’elle s’en aperçût. Avait-elle jamais su, la mère, ce que c’était que la haine ? Œil pour œil, cadeau pour cadeau, retrait pour retrait. Les enfants, mais oui, Aline lui avait donné les enfants et jusqu’ici elle hésitait, sevrée de bons conseils. Affaire classée : en te les reprenant, salaud, je te léserai bien plus que si je ne te les avais jamais donnés.
Il était préférable que la Pintade ne fût pas là pour glousser, charitable : Eh bien, mon cher, ça te pousse aussi ? Le fait est que passer l’après-midi chez une petite cliente, la contenir vertueusement dans les limites d’une conversation esthétique et commerciale, gloser sur la couleur des papiers, des tentures, à mettre en accord avec celle du divan — sans faire un pas vers lui de peur d’y basculer —, se sauver en disant qu’on aurait pu, qu’on aurait dû, qu’en d’autres temps c’est une de plus qu’on aurait laissée courbatue, rentrer néanmoins la commande en poche, quitter à six heures l’Atelier Mobiliart pour mettre un libre pied sur la rue Saint-Antoine et découvrir sur le trottoir d’en face Odile en train d’embrasser un garçon d’une trentaine d’années, vraiment, il y avait de quoi se troubler.
Louis ne se troubla pas. Un flot de voitures, déferlant au feu vert, l’empêchait pour l’instant de traverser, mais on venait de pointer le doigt dans sa direction et il était improbable qu’Odile fût en train de désigner son numéro un à un numéro deux. Louis leva le bras, ce qui dans toutes les langues signifie : me voilà. Odile leva le bras. Le garçon leva le bras. Bien, ils étaient donc là, eux aussi : ni tendres, ni polis, et l’air plutôt bonasse, se regardant tous deux comme on regarde une pendule. Une seule explication : ce garçon, il était de la famille. Le feu venait de changer. Louis traversa sans hâte.
— Mon frère ! dit Odile avant de tendre la bouche.
Ouf quand même ! Faire confiance participe toujours de la confiance en soi. Mais durant quelques secondes dans ces situations-là une idée saute à l’autre. Divorcer pour rien, cela s’est vu ; il y en a qui ont tout démoli pour se retrouver seuls. (Et seule, après tout, n’était-ce pas ce que devenait Aline ? De cette hantise-là, madame, quand nous déferons-nous ? D’une certaine patience que l’on garde avec vous, ne devinez pas la source.)
— Raymond m’a téléphoné au bureau, expliquait Odile. Je lui avais donné rendez-vous ici. Sa femme et son fils sont à la tour Eiffel. Ils nous rejoindront à la maison.
Spontané ou provoqué, ce coup de téléphone ? Odile prenait un bras de Louis, un bras de son frère, tractait le tout vers le métro. Louis réprimait une de ces envies de rire qui servent parfois d’alibi à la gêne : Me voilà libre et l’on accourt pour beau-fraterniser. En fait Raymond Milobert disait en dégringolant l’escalier de la station :
— Vous êtes artiste, je crois ?
— Ne me flattez pas, dit Louis. Je peins, il est vrai ; mais pour vivre je suis décorateur. Vous, si je ne m’abuse, vous êtes ingénieur ?
— Ne me flattez pas non plus, répondit-on modestement. Je serais plutôt conducteur de travaux.
Ils s’engouffrèrent dans une rame bondée et Louis s’installa, un genou entre ceux d’Odile. Il souriait. Pas si mal après tout, le fils du libraire. Sur ce ton goguenard, qui avait longtemps servi à désorienter les Rebusteau, on pourrait rompre la glace : une glace devenue banquise depuis le quinquennat. Par sa faute, indiscutablement. Rencontrer une petite provinciale égarée dans une exposition de meubles, la mettre dans les siens huit jours plus tard, lui chercher un job faute de finances pour l’entretenir, lui découvrir par chance un poste de stagiaire dans une maison d’édition, avouer un peu plus tard qu’on a une femme et quatre enfants, conserver la demoiselle en dépit de toute morale et de toute vraisemblance, trouver la chose aussi normale que la famille la trouve scandaleuse, ignorer qu’il existe dans l’indicateur Chaix au moins quatre trains en hiver, huit en été pour La Baule, dame ! pour parler local, on ne pouvait s’étonner qu’au rappel de son nom soufflât peu d’enthousiasme sur la Côte de Jade.
*
Pour l’instant ça semblait aller mieux. Mais après un premier effort nul n’en faisait d’autres, la question Qui récupère qui ? flottant dans l’air à la ronde. Odile dut crier : Saint-Mandé, tout le monde descend ! à l’intention du provincial et glisser dans l’oreille du Parisien : Sois gentil, tiens-lui le crachoir, pour obtenir sur le court trajet de la rue des Laitières quelques échanges de vues sur le temps qu’il faisait dans l’Ouest.
Mais l’ascenseur à peine renvoyé, remonta un second chargement de Milobert et je te présente Armelle, ma belle-sœur, et je te présente mon neveu et je vous présente Louis : ce dernier pas autrement qualifié, mais observé de la tête aux pieds par une petite dame aux yeux verts et par un gamin roux qui, joints aux précédents, surpeuplaient la moquette, cherchant de quoi s’asseoir dans le minuscule studio d’Odile.
On se casa comme on put, le gosse à terre, le vrai ménage sur deux cubes de plastique, le faux au bord de son divan. Porto, gâteaux. Et bien entendu concerto : Comment va maman ?… Et papa ?… La librairie marche bien ?… Oh, tu sais, s’il n’y avait pas le scolaire… Ils étaient déjà tous à La Baule : sauf Louis qui s’enfonçait dans les comparaisons. De Rebusteau en Milobert, était-ce donc là le commencement d’un troc ? Ce qu’il y a d’étonnant dans les brouilles de famille, ce ne sont ni leur nombre ni leur durée ; c’est au contraire la facilité avec laquelle tout s’arrange. La fille, vous l’aviez connue seule et comme telle accointée, toute à vous, rien qu’à vous, pour cette sorte d’amour qui se suffit à lui-même, qui ne tient rien d’une famille et qui n’en fabrique pas. Et puis voilà ! Si migrateur qu’on soit, on sort de quelque part : passe un de ses hirondeaux et du vieux nid crotté s’inquiète l’hirondelle. Avant de penser à en construire un neuf.
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