Au fil des jours, à l’extérieur du fromage se forme une moisissure grise qui devient noire si l’on ne la lave pas. Tous les deux jours, nous retournons les fromages et les lavons ensuite avec une solution d’eau salée saturée, préparée dans un petit seau à moitié rempli d’eau bouillie, avec en bas, une couche de sel. L’outil le plus simple pour laver le fromage est un gant de toilette. On peut aussi le brosser avec de la saumure, mais on garde la cave plus propre en utilisant ce gant ! Nous avons aussi essayé de le laver avec du lactosérum. Les fromages sont devenus jaunes et amers. Nous sommes vite revenus à la saumure.
Le meilleur moyen est de commencer à laver les fromages les plus anciens afin de transférer les cultures de la croûte (moisissures) vers les plus jeunes. En tout cas, la moisissure grise disparaît au bout d’un moment et fait place à une moisissure orange. Plus tard une moisissure blanche va s’installer sur celle-ci. C’est bon signe ! La moisissure orange est la plus facile à entretenir tant qu’elle est sèche. Il y a un autre type de moisissure orange qui se forme surtout lorsque le caillé du fromage n’a pas suffisamment séché. Elle sent fort l’ammoniac et les fromages collent sur les planches. Il est parfois préférable d’enlever cette croûte poisseuse en grattant avec une raclette et de laisser se former une nouvelle couche, surtout si l’on ne veut pas laver les planches tout le temps ! Les jeunes fromages doivent être tournés et lavés tous les deux jours. Pour les plus âgés, on peut augmenter l’écart. Il faut toujours utiliser des planches propres et sèches. Le sapin convient bien comme bois. Il ne faut pas prendre de bois dur, il n’absorbe pas assez l’humidité, il est trop lourd et il peut influencer le goût (acide tannique).
D’abord avec satisfaction, puis avec peur, nous nous rendons compte que notre armoire sera bientôt pleine. Alors que faire ? Les fromages doivent avoir au moins deux mois d’affinage pour avoir du goût, et plus encore, pour être une « spécialité ». Notre armoire est trop petite ! Et bientôt la prochaine vache fera un veau, puis la troisième… Il faut agir d’urgence ! De plus, certaines tommes commencent à se fissurer. Dans les fissures nous trouvons des moisissures bleuâtres. Evidemment, la cuisine est trop sèche. Nous réalisons que notre type de fromage a besoin d’un entrepôt humide, d’une vraie cave ! Le stockage dans un garde-manger aéré est bon pour les fromages lactiques, comme les petits fromages de chèvre.
Mais on n’a pas de sous-sol dans la maison. Elle est construite directement sur la roche. Je me rappelle que le rez-de-chaussée est une sorte de carrière, ça ne peut pas être mieux ! Là en bas, on va mettre en place notre fromagerie et la cave du côté de la colline. La démarche officielle serait maintenant d’aller voir la DSV (Direction départementale des Services Vétérinaires) et de faire approuver le projet. Mais c’est justement eux que je ne veux pas voir en ce moment, puisque nous fabriquons et vendons déjà du fromage ! En outre, je n’aime pas voir les administrations, cela peut en effet rapidement créer des complications, si le projet est refusé ou soumis à des charges impossibles. Je pense qu’il vaut mieux les mettre devant le fait accompli. Et en plus le temps presse ! Je fais un dessin et en parle à Éric, le technicien fromager de l’AFFAP, l’Association des Fromagers Fermiers et Artisanaux des Pyrénées.
Le décaillage
Il trouve le plan satisfaisant, mais attire mon attention sur les points faibles et m’explique comment les contourner. C’est la France ! Plus d’exceptions que de règles ! Il doit y avoir un petit lavabo dans l’entrée. Alors je le dessine. Il doit y avoir un local pour le lavage des ustensiles. J’ai un évier en céramique avec plateau. Je vais installer celui-ci au fond du couloir, qui alors servira en même temps de salle de lavage ! En fait, il devrait y avoir une sorte de sens unique, ce qui veut dire que le fromage ne doit pas sortir par la porte par laquelle le lait est entré. Mais ce n’est pas faisable, surtout à cause des murs extrêmement épais. Mais c’est justement pour cela qu’il y a une exception : le fromage va officiellement sortir les jours où il n’y a pas de fabrication !
Tout d’abord, je creuse une petite tranchée et pose un égout dans le couloir. Ensuite, je coule une mince couche de béton sur le sol, avec assez de pente, qui est déjà donnée par la nature de la pièce. Puis je prends les mesures de la pièce. Parce-que la pièce fait à peine deux mètres de haut, je n’ai pas besoin de beaucoup de blocs de parpaings pour les cloisons, surtout que j’ai encore une demi-palette de 10 qui traîne. Une fois que je me mets aux calculs, je fais vite une estimation des quantités de lait. Nous avons pris 10 litres par jour comme base, mais une vache peut donner plus de lait. Avec 4 vaches, ça fait 50 à 60 litres par jour, c’est-à-dire deux fromages. Et ça fait presque 180 tommes sur trois mois. Je dessine avec de la craie sur la dalle en béton frais où les murs doivent être posés. Je sais que l’espace doit être utilisé au mieux, sinon nous ne mettrons pas 180 fromages là-dedans et c’est la quantité minimale, car bientôt il y aura aussi le fromage de brebis, sans parler du fromage de chèvre que nous voulons faire sécher dans notre garde-manger. Le problème, ce sont les murs. Ils doivent être lavables et les carreaux sont chers !
Je fais part de mon problème à un marchand de matériaux qui va bientôt prendre sa retraite. Il me propose un « carrelage industriel » pour 10 Francs le mètre carré. « Carrelage industriel » ne sonne pas aussi naturel que « fromage de la ferme », mais le prix est encore plus bas que la peinture de piscine ! Comme les murs sont faits en pierres naturelles, non enduits, et que je veux aller vite, je renonce à enduire, et je dépose une portion de mortier à l’arrière de chaque carreau et l’appuie avec un léger mouvement rotatif contre le mur. Et ça marche bien, même très bien, ça tient et ça ne bouge pas ! Deux allumettes dans le joint servent à garder l’écart exact et l’ensemble peut durcir. Mais la pose des joints a failli mal tourner. On nous avait conseillé de les faire au « ciment noir », du ciment d’oxyde d’aluminium, parce qu’il est plus résistant à l’acide. Comme celui-ci ne voulait pas prendre au début, nous remplissons alors tous les joints au moyen d’une raclette en caoutchouc. Mais soudain, il prend en même temps et partout, et nous sommes occupés jusque dans la nuit à nettoyer les carreaux à l’aide de laine d’acier ! Depuis, il existe de meilleurs produits, comme l’époxy. Et pour un local qui est utilisé presque tous les jours, il ne faut pas faire d’économies, sinon les joints doivent être refaits tous les cinq à dix ans !
Entre-temps, nos fromages s’affinent encore dans la cuisine. Mais ils ne restent pas aussi uniformes qu’ils l’étaient les premiers jours. Certains s’étalent, d’autres deviennent durs, et quand on les coupe, ils sont comme du plâtre à l’intérieur. Je vends les plus mous en premier. Ils ne se conservent pas longtemps, mais ils sont bien crémeux et doux au goût. Le mieux, c’est de laisser les clients goûter, comme ça il n’y a pas de surprise. Je réalise que le lait n’est pas du ciment, c’est une matière vivante. Il est très sensible, surtout en fonction de la météo et de la propreté. Heureusement, le technicien n’habite pas loin, et j’essaie d’être un bon élève. De temps en temps un fromage raté, on peut le manger soi-même. Mais une série entière… il vaut mieux l’éviter !
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