1 ...7 8 9 11 12 13 ...27 Nous aussi avons ramassé nos prunes et celles des voisins absents. Nous avons mis les bonnes et les pourries dans un grand fût en plastique sans le fermer hermétiquement en posant un couvercle dessus, afin que les gaz dus à la fermentation puissent s’échapper. « Au début de la semaine prochaine tu peux amener ton moût ! », me fait savoir Philémon. Je lui dis : « Mais je n’ai pas de nom ! » « C’est pas grave. Je passerai à la maison de retraite demander aux gens qui ne font plus brûler qu’ils me prêtent leur nom. Beaucoup de monde fait pareil, car quand un vieux meurt le droit de brûler disparaît aussi. Tu peux aussi faire faire la gnôle sans nom, mais dans ce cas tu payes beaucoup de frais, surtout de douane. Porte aussi du bois sec, un peu de paille et suffisamment de bouteilles ! »
Tout le monde contourne les deux alambics, desquels des fuites laissent s’échapper des vapeurs. A cet endroit du village, le soleil n’arrive qu’après midi et seulement pour une à deux heures. Nous tendons les mains vers les chaudrons enveloppés dans leur nuage de vapeur pour nous chauffer. Il serait imprudent de les toucher, tellement tout est chaud. Philémon fouille avec un bâton dans la braise d’un foyer dont il a laissé la porte ouverte, pour améliorer le tirage. Soudainement, une lueur éclaire les visages des badauds, qui parlent des bêtes, du temps, des derniers ragots du village, surtout de nous et des autres péluts. Nous nous en apercevons, car à notre approche les conversations se taisent pendant un moment. Par le bec d’un tuyau se trouvant en bas de l’appareil de condensation, dans lequel se trouve, comme le flotteur d’une canne à pêche, un densimètre, d’abord seulement quelques gouttes, puis un fin filet de liquide sort et s’écoule dans un seau équipé de traits de mesure.
Philémon pousse avec son pied dans le foyer une bûche qui dépasse et ferme la porte, car le distillat est arrivé à bonne température. Il m’explique : « L’alcool s’évapore à des températures plus basses que l’eau. En distillant, on ne devrait pas dépasser une température de 90 degrés. Le flotteur indique sur un côté le pourcentage d’alcool, sur l’autre la densité. Ça c’est la ‘tête’. Regarde, ça fait plus de 90%. On ne doit pas la boire, ça peut nuire à la santé. On la remet dans la prochaine fabrication pour distiller une deuxième fois. Pareil pour la fin, la ‘queue’, qui a un contenu en alcool trop faible. On ne doit pas la boire parce qu’elle a un goût amer et gâtera l’arôme de la gnôle ». Les autres doivent savoir tout ça. « Il faut lui couper la ‘tête’ et la ‘queue’ ! », plaisante Emile. « Philémon fabrique la meilleure eau-de-vie de toute la vallée ! Les gens viennent de loin pour faire brûler ici, car il faut faire de la qualité et pas de la quantité ! »
Après avoir jeté un regard sur le densimètre et senti le liquide s’écoulant, Philémon vide le seau dans un bidon et présente sous le bec un verre de gnôle préalablement rincé dans l’eau du condensateur. Celui-ci est ouvert en haut et je vois la spirale d’un tuyau en cuivre dans lequel la vapeur d’alcool est refroidie descendre vers le récipient avec le densimètre. Lentement, le verre se remplit avec le liquide transparent. Il me le tend.
La conversation s’est arrêtée. Tout le monde me regarde. A travers le verre je sens que le liquide est encore bien chaud. Je mets le verre sous mon nez et le sens d’abord. Un arôme fruité de prunes et de mirabelles me monte au nez. Je me dis : « Vaudrait mieux en finir vite ! », après avoir trempé les lèvres pour voir s’il n’est pas trop chaud, et l’avale d’un seul coup. Ça me coupe le souffle ! Puis je commence à tousser, les larmes me montent aux yeux. Si je n’étais pas à court de souffle, je cracherais du feu maintenant ! C’est pire qu’une pipe pure du meilleur Afghan !
Les badauds éclatent de rire, même Philémon a un sourire amusé. Je donne le verre vide à quelqu’un pour essuyer mes larmes et finir de tousser. Quand finalement je reprends mon souffle, je m’aperçois qu’à part une vague chaude qui envahit mon corps, un petit étourdissement remplit ma tête. C’est un truc diabolique ! Je vais au bec duquel le liquide s’écoule maintenant plus rapidement dans le seau et regarde l’alcoomètre. 85 % ! Quand chacune des personnes présentes a bu son verre, Emile (c’est sa récolte qu’on distille) m’offre un autre verre. Nos rires et toussotements semblent avoir attiré d’autres assoiffés du village. Quasiment toute la population masculine du bled est là. Tout à coup, le monde est devenu plus coloré, comme si un rayon de soleil venait de percer le brouillard. Qu’est-ce qu’ils ont l’air drôle, les gens, qu’est-ce qu’ils sont sympas et ces histoires rigolotes qu’ils racontent ! On devrait rendre obligatoire de boire un verre trois fois par jour afin que les villageois s’entendent mieux ! Avec des pensées pareilles en tête, je trébuche vers ma voiture, afin de la ramener saine et sauve à la maison.
Le lundi nous glissons le fût contenant les prunes sur une planche dans la 4 L. A côté, nous empilons le bois de chauffage, du petit bois pour allumer, de la paille et les bouteilles. Les deux enfants se serrent sur le siège passager. Arrivés en bas, Philémon prend la paille que je croyais destinée à allumer le feu, la pose sur le fond de l’alambic la bloquant avec deux bouts de liteau coincés entre les parois. Il m’explique : « Ça empêche les prunes de caraméliser au fond de la cuve. Car il est toujours possible que quelqu’un ait mis trop de sucre avec les prunes. Quand on met le sucre dans le fut au départ en mélangeant bien, ça ne fait rien. Ça augmente le rendement, surtout quand pendant l’été il n’y a pas eu beaucoup de soleil ». Puis il puise avec un seau un peu de liquide pour le verser sur la paille, puis quelques seaux de solide et, quand mon fût pèse moins, on y vide le reste. Quand je vois cette bouillie malodorante je peux difficilement m’imaginer que ça donnera à la fin quelque chose de si clair et enivrant !
L’alambic n’étant plein qu’à moitié, nous y versons encore le fût de quelqu’un d’autre. A la fin nous allons partager la gnôle. Ensuite Philémon met le feu au foyer. Bientôt les fumées s’élèvent dans le ciel encore gris du matin et semblent attirer tous les hommes souffrant d’hypothermie chronique. Jean-Paul aussi arrive et met ses mains sur les parois déjà tièdes, puis il disparaît pour faire boire les brebis. Tout le monde est sûr qu’il va revenir, une fois la ‘tête coupée’. En discutant nous entourons l’appareil pendant que Philémon prépare le deuxième. Plus tard, Elie et Jean-Paul passent. Ils ont plusieurs fûts à brûler. Elie m’annonce : « Faut en profiter tant que la vieille est vivante, car c’est elle qui a le ‘nom’ ! Comme elle n’y touche pas, on peut toujours vendre son eau de vie. Jean-Paul n’a pas le droit d’en boire ! » Jean-Paul me fait un clin d’œil dans son dos en ricanant.
Quand à midi je vais chercher les enfants, la première distillation est terminée. Philémon a sorti la braise de dessous l’alambic dont les fumées acres me montent au nez. Il m’explique avoir arrêté à 40 pour cent pour ajouter la ‘queue’ à la distillation suivante. Comme ça on est sûr du bon goût du produit, qui a une moyenne de 60 à 70 %. C’est mieux de le diluer plus tard avec de l’eau distillée, quand on l’aime moins fort, plutôt que de distiller trop bas. Je l’aide encore à vider le contenu fumant et à le porter vers la ruine d’à côté. Nos bouteilles doivent rester avec lui jusqu’au soir, car il se peut que la douane passe plus tard. Puis je remonte avec les enfants.
Le soir, quand les enfants arrivent au village, ils veulent à tout prix aller voir le feu. Pas loin de l’alambic se trouve ma bonbonne avec le résultat de 100 litres de récolte. Philémon laisse les enfants s’amuser avec la braise et me tire sur le côté. Il glisse sa main sous un tas de fougères de l’an dernier et en sort trois bouteilles. « Fais gaffe que personne ne te voie ! Cache ces bouteilles dans ta veste et mets-les dans ta voiture ». « Mais pourquoi ça ? », je lui demande, étonné. « Ça a donné plus que la moyenne. Si la douane s’en aperçoit, tu devras payer des taxes pour ça. Prends-les, comme ça, ça ne te coûte rien ! Et repasse vers 19 heures ». Alors j’appelle les enfants et on y va.
Читать дальше