On m’a souvent demandé si je ne pouvais pas faire le « fromage de la oule » (mot gascon), dont on entend tant parler, mais que l’on ne trouve nulle part. J’ai demandé un peu autour de moi pour trouver le « secret ». La « oule » est un récipient en grès. Tout ce qui était impropre à la consommation dans le fromage, ou tout ce qui en restait, on le jetait dans un récipient avec un couvercle et on l’oubliait pendant un moment, jusqu’à ce que son odeur le rappelle au souvenir. Les restes de fromage se transformaient, à l’aide de la fermentation et parfois des vers à mouches, en une masse collante et filandreuse, quasiment vivante, utilisable au mieux pour les pêcheurs et à transporter dans un pot accroché au rétroviseur à l’extérieur…
Une autre spécialité introuvable était la ‘ brousse’. Pour fabriquer ce fromage, le lactosérum, le petit-lait qui reste de la production du fromage, devait être porté à ébullition, puis on ajoutait du jus de citron. Ceci faisait décanter le reste des protéines. Beaucoup d’énergie pour peu de résultats, surtout quand on a des porcs qui veulent aussi leur part…
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Entre-temps, lors de nos excursions, nous avons visité toutes les fromageries artisanales de la région, nous nous sommes renseignés, nous avons goûté, afin de nous faire une idée plus précise sur la tomme des Pyrénées. La plupart du temps, ce sont des fromages mous, contrairement à ceux des Alpes, très forts, plutôt destinés à être consommés rapidement que stockés pour affiner l’arôme. Nous voulions faire un fromage qui nous plairait, qui se conserverait quand les clients manqueraient, qui soit facile à fabriquer et à entretenir, plus à la façon dont certains de nos amis paysans le fabriquaient déjà. Aussi naturel que possible, uniquement avec du lait entier, de la présure et du sel !
Aujourd’hui, on appellerait ça de « l’espionnage industriel », mais pour moi cela relève tout simplement de l’intérêt : analyser les outils de manière précise, connaître l’atmosphère dans la cave, la disposition des ustensiles dans la fromagerie, l’origine du lait, voir l’étable, les terres, connaître le fromager. Et j’ai vite découvert une chose : plus la fromagerie est petite, plus l’amour du fromager pour son métier est grand ! J’ai connu des fromageries dans les Alpes. Pour moi, c’est un métier magique, les fromagers ressemblent presque à des magiciens, comme des maîtres de cérémonie, parce que tous les gestes sont faits consciencieusement et lentement, le rythme du fromager est déterminé par le développement du caillé, difficilement reconnaissable pour les profanes. C’était plus facile pour Jésus de transformer l’eau en vin ! Il se servait d’un miracle, un truc déloyal ! Pour le fromage c’est plus difficile. Bien qu’il y ait des acidimètres et des thermomètres qu’on peut utiliser, beaucoup de choses sont devenues un « sentir » au fil des ans…
Mais nous en sommes encore au tout début. En plus de la fascination, nous avons un peu d’expérience en raison de nos trois chèvres en Allemagne. L’an passé nous avons participé à un stage de fabrication de fromage et, heureusement, nous avons appris des choses. Nous avons un chaudron, nous avons une potence dans la cheminée pour l’accrocher, nous avons notre lait. C’est parti ! La première vache a vêlé ! Traire d’abord pendant une semaine et nourrir le veau au colostrum, comme on appelle le premier lait légèrement brunâtre ou coloré de sang, avec la bouteille et le biberon. D’abord, il faut veiller à n’en donner qu’un petit peu au veau, environ 2 litres, puis augmenter lentement la quantité, car autrement, s’il boit trop au début, il refuse toute nourriture pendant des jours. Et s’il ne veut pas boire, il faut le laisser jeûner, puis il demandera de lui-même ! Certains paysans chauffent l’excès de colostrum dans une poêle, ajoutent du sucre et préparent ainsi un mets semblable à une crêpe épaisse.
Notre veau est un veau mâle. Son destin est scellé dès la naissance. Maurice nous l’achètera pour 950 Francs. Est-ce que c’est un bon prix, ou nous a-t-il escroqué ? Jean-Paul, le fils d’un fermier du village, dit qu’« il faut toujours essayer d’en obtenir plus, mais les prix des veaux fluctuent énormément. En fonction de l’offre ! En hiver, il y en a peu et le prix augmente. On donne aussi environ 30% de plus pour les veaux mâles que pour les vêles, parce qu’ils sont plus faciles à engraisser. Soit heureux de ne pas avoir des Holstein ! Parfois, les paysans donnent leurs veaux pour avoir le lait ! »
Au bout d’une semaine, le lait est blanc, plus liquide, et apte à faire du fromage. Avant, on faisait du fromage deux fois par jour. Dans la Barousse, c’est toujours comme ça. C’est le plus simple, car le lait est encore chaud et vivant. Mais il faut vivre dans une grande famille ou dans une communauté pour avoir toujours quelqu’un de disponible pour faire le fromage. On a mis le lait du soir en bidon dans la fontaine. L’eau de source a une température d’environ 12 degrés, idéale pour le stockage du lait. Mais pour des périodes plus longues, il faut une installation de réfrigération, car la température de stockage sur plusieurs jours est de 4 degrés. Après avoir trait le matin, nous acheminons le bidon de la veille et le lait frais dans la cuisine et les vidons dans le chaudron en cuivre mis sur le feu dans la cheminée.
L’amie de David, qui a entre-temps repris le bar de ses parents, avait hérité de son grand-père une collection d’objets anciens qui devaient être exposés dans l’ancien presbytère, rebaptisé musée. Pendant des nuits, nous nous sommes occupés à analyser, étiqueter et accrocher aux murs ces pièces de collection. Et pour certains objets, on restait assis devant bien longtemps pour découvrir à quoi ils avaient pu servir ! Il y a des objets en bois ressemblant à des fouets, dont on voit bien qu’ils sont fabriqués à partir de la pointe d’un petit sapin, dont les branches coupées sont maintenues en cercle par des entailles coupées dans le manche. Comme Christelle nous l’a expliqué, ils s’appellent ‘toudeilhe’ et servaient à ‘brasser’, remuer le ‘caillé’, la masse du fromage. En dessous du presbytère, il y a une plantation de sapins de noël. Là-bas, je me suis procuré une petite cime et je l’ai transformée en ‘toudeilhe’.
Notre lait commence à chauffer. De temps en temps, nous pêchons des cendres et de la suie sur la surface. Je devrais faire un couvercle, mais avec un couvercle on ne peut plus remuer, et rien n’a plus mauvais goût que le lait brûlé ! « Un thermomètre ! » « Il y en a un dehors ! » Mais je ne veux pas utiliser celui-là, il est en métal. Doris a une idée : « Nous avons encore le vieux thermomètre de bain des enfants ! »
À 32 degrés, nous enlevons le chaudron du feu et ajoutons une cuillère à café de présure que nous avons achetée à la pharmacie. Bien remuer, puis un torchon au-dessus du chaudron pour que le lait reste propre et chaud. Après une demi-heure, nous trempons un doigt courbé dans le lait et le déplaçons légèrement vers l’avant. Le lait est un peu floconné, mais pas encore aussi solide que du yaourt, comme nous l’avons vu pendant le stage. Alors il faut attendre encore ! Après une heure, il est un peu plus dur, mais toujours pas assez. On appelle Éric, qui avait donné les cours l’an dernier. Il dit : « Vous avez dû acheter votre présure à la pharmacie. Elle est souvent périmée. Qu’est-ce qui est marqué sur le flacon, quelle concentration ? » Nous regardons la bouteille. « Il n’y a rien ! » « C’est typique. On exige d’un fromager qu’il écrive tout sur les étiquettes et ceux-là ne marquent même pas la concentration et la date de péremption ! La prochaine fois, prenez le double de présure, encore mieux, faites-vous remplir une bouteille dans l’usine à fromage de St. Girons. Là vous êtes sûrs que c’est frais et que vous connaissez la concentration. Leur présure a une concentration de 10 000, c’est-à-dire que vous avez besoin d’1 litre de présure pour faire coaguler 10 000 litres de lait si vous faites du fromage lactique, comme le Camembert ou le fromage frais. Dans votre cas, dans le cas du fromage à pâte pressée, il vous faut 2,5 litres. » « C’est trop compliqué ! », crie Doris dans le téléphone. « Pas du tout ! » « Écrivez, vous pourrez compléter vous-même la liste : pour votre fromage, il faut 25 ml pour faire coaguler 100 litres de lait, c’est-à-dire 2,5 ml pour 10 litres. Combien de litres de lait avez-vous ? Vingt ? Alors il vous faut 5 ml. Aujourd’hui continuez comme ça. En tout cas il y aura un résultat. C’est comme ça qu’on apprend, en faisant des erreurs et en essayant ! Si le lait est bon, ça sera comestible. Vous venez peut-être d’inventer un nouveau fromage ! Et n’oubliez pas de vous procurer une pipette de mesure pour la présure, ce qui simplifie énormément les choses ! »
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