En rangeant, je trouve dans un coin une petite boîte avec des herbes vertes à l’intérieur, émettant un parfum amer. Quand tout le monde est parti au lit, je peux enfin me mettre à l’aise sur le banc et fumer ma pipe d’écume de mer d’Istanbul dans le noir. Je regarde les taches des flammes qui s’échappent par les jointures des anneaux de la cuisinière, dansant doucement sur le plafond de la cuisine, et je me demande ce qu’est la vie et le temps, et pourquoi nous autres ne comprenons vraiment rien. Ou bien, la recherche d’une raison serait-elle le vrai sens de la vie ? Si c’était le cas, tout serait tellement simple !
A un moment donné, je me réveille. Le crépitement des flammes et leur danse ont cessé. Étincelantes, encore renforcées par le froid de la nuit, les étoiles propagent leur lumière par les nouvelles fenêtres, me donnant un aperçu de l’éternité de l’espace. Mais s’il y a quelque chose d’éternel là-haut, ça doit aussi être ici, y compris en nous ! Je fais partie de l’univers ! C’est avec cette certitude que je sors devant la porte. Ma main se colle à la poignée quand je ferme doucement la porte. Je la laisse jusqu’à ce que le métal se réchauffe et me libère. La neige autour de moi scintille comme un reflet de l’espace. Elle se comprime sous mes pieds. Une odeur agréable m’enveloppe quand j’entre dans l’étable. L’eau est encore gelée dans les bassins, mais elle a un peu fondu au bord. Somnolentes, les vaches me regardent, interrompant leurs ruminations pour passer leur chique de l’autre côté. Des brebis curieuses s’étirent avec délice avant de s’approcher et de me renifler.
Le chien dort derrière le rideau dans sa niche et grogne de plaisir quand je le caresse. Encore une gorgée d’eau de la fontaine au-dessus du cône de glace, puis retour à la maison et au lit. « Cette vie est la plus belle des choses qui me soient arrivées ! » Cette pensée me traverse pendant que le sommeil me prend dans ses bras.
Curieusement, l’eau dans la maison n’est pas encore gelée. J’ai besoin d’urgence d’eau courante dans la grange, car l’hiver peut encore durer un bon moment ! Je fais alors une percée avec une barre à mine depuis le couloir jusqu’à la pièce d’à côté, où j’ai prévu d’installer la fromagerie plus tard et de là j’avance jusqu’aux vaches. J’enveloppe bien le nouveau tube avec de l’isolant et je le connecte au réseau existant dans l’étable. Il s’agit maintenant de dégeler les conduites de l’étable, ce qui se fait finalement grâce à la chaleur des animaux. Mais il faut laisser le robinet un tout petit peu ouvert pour que le nouveau tuyau ne gèle pas !
Après quelques jours, il me semble qu’il fait plus chaud. Il ne fait plus que 6 degrés en dessous zéro. Et promptement, il commence à neiger ! Le soir, il y a déjà 20 cm de neige fraîche et un vent mordant la fait tourbillonner en sculptant des dunes bizarres. De temps en temps, il écarte les nuages et libère la pleine lune qui semble avancer comme un disque, plongeant les montagnes dans une lumière non terrestre, le ‘pays des ombres de la lune’… Tout scintille, même les zones habituellement sombres. Les montagnes semblent flotter, devenues esprits, déconnectées de la terre. Même les isolateurs et la clôture du pâturage étincellent !
Officiellement, l’école a repris, mais les routes ne sont pas praticables. Même le bus allant à St. Girons ne circule pas ! Les enfants construisent des igloos, font de la luge, essayent d’atteler Filou et de le dresser comme chien de traîneau.
La transformation de la cuisine se termine lentement. Doris soupire : « Enfin, plus de copeaux ! », même s’ils sont très utiles pour allumer le feu de la cuisinière au matin. Parfois, on chauffe les chambres des enfants en haut, surtout quand ils ont de la visite. Sinon, la cuisine est l’endroit le plus chaud où on se retrouve tous.
Doris cire le parquet. Nous poussons la table du milieu de la pièce vers le banc d’angle, nouvellement construit. Ça libère beaucoup de place au centre de la cuisine. « Maintenant les enfants ne peuvent plus courir autour de la table ! », dit Doris, « Voyons comment ils vont faire quand ils se disputent ! ». La vague de froid se poursuit, alors je continue de travailler à l’intérieur. Je n’ai pas encore appris à rester sans travailler !
Je monte les chaînes sur les roues et descends à St. Girons acheter du matériel. Toute la route est sous la neige et il n’y a personne qui circule. De retour au village, je rencontre Rémi, qui rentre d’une randonnée en ski. Nous chargeons ses skis dans la voiture, il s’assied sur le capot, pour mettre du poids sur les roues. Mais au bout du compte, il doit pousser, et avec des chaînes qui patinent, on se fraie un chemin jusqu’à la maison. Après un thé, il retourne au village à ski.
En haut au grenier, je construis des lits superposés pour les grands et un lit simple pour Lucie. Tout en bois massif ! Puis je refais l’électricité, car jusqu’à maintenant nous avions utilisé notre ancien système de fils en 12 volts pour les 220 volts. Quelques prises de courant supplémentaires, sinon seulement des ampoules de 25 watts pour ne pas enrichir trop le lobby du nucléaire !
D’une certaine façon, c’est ma manière d’être de perfectionner perpétuellement tout ce qui est déjà fait. Je construis une petite table à partir des chutes de bois, qui va exactement avec la banquette de la cuisinière. S’il fait très froid ou quand les enfants sont à l’école, nous mangeons là. Bien sûr, il y a toujours dispute pour savoir qui peut s’allonger sur le banc. Je m’y installe tard le soir quand tous les autres sont au lit. Alors c’est le moment pour lire, écouter de la musique, ou encore planifier notre fermette.
Enfin un vrai hiver ! Et nous qui craignions qu’il n’y en ait pas dans le sud de la France ! Quand le soleil brise les nuages pendant la journée ou sort derrière la montagne, le monde se transforme. En sentant ses doux rayons, on lève automatiquement le regard, on voit le monde gris scintiller et, çà et là, les taches ocres d’une vieille grange ou les pointes vertes des hauts sapins qui étaient censés être des arbres de noël, s’illuminent. Et puis ce dôme bleu clair qui couvre le tout comme une cloche protectrice !
Au-dessus de Moulis, nous avons rencontré une famille qui vit ici depuis 10 ans. Ils ont 40 chèvres et 3 vaches. Leur étable est une nouvelle construction en bois, bien aérée, avec des quais d’alimentation élevés qui peuvent aussi servir pour la traite en bloquant le cou des animaux à l’intérieur en rabattant une planche vers le bas. Jusqu’alors, ils traient encore manuellement dans un seau, mais projettent pour bientôt l’installation d’une machine à traire, afin d’avoir plus de temps pour d’autres travaux. Parce qu’en outre, ils ont deux appartements de vacance qu’ils louent et, en plus de leurs trois enfants, plusieurs enfants qui leur sont envoyés par les services sociaux. Ceux-ci ne représentent pas seulement du travail, mais ils rapportent aussi de l’argent, ce qui les aide à moderniser leur ferme. Leur fromagerie est relativement petite et enduite d’une peinture de piscine bleu clair, car les murs et le sol doivent être lavables. Mais cette peinture n’est pas faite pour marcher dessus et doit être renouvelée de temps en temps. Et elle n’est pas bon marché non plus ! Toute la ferme donne une bonne impression, on voit que Lulu a étudié l’agronomie et puis travaillé quelques années en Afrique, dans le reboisement des forêts tropicales massacrées. Comme ils ont des enfants et n’habitent pas loin de la route qui va vers St. Girons, nous leur rendons parfois visite. Les enfants sont alors entre eux et nous pouvons nous occuper tranquillement des problèmes de l’agriculture, de la terre et de l’espace, de la matière morte et la nature vivante, de l’espace vide jusqu’à la conscience…
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