Beaucoup de vendeurs posent des petits morceaux de fromage qui servent d’échantillons de dégustation sur une assiette. Je pense qu’il vaut mieux découper un petit morceau directement sur le fromage, qu’on offre au client à plat sur le couteau. Comme ça le client est sûr qu’il goûte le même fromage qu’il va éventuellement acheter. La plupart du temps, les enfants sont les premiers à vouloir goûter un morceau, puis les parents en veulent aussi. Et s’ils n’achètent rien, les laisser partir ! Ne pas insister ! Laissons-leur goûter les autres. Dans la plupart des cas ils reviennent ! Depuis le tout début, nous avons fait faire une carte postale avec une photo aérienne de la ferme. D’abord, ça semblait cher. D’autres distribuent des cartes de visite. A midi, quand on remballe, on trouve les cartes de visite quelque part dans les caniveaux, mais pas une belle carte postale ! Celle-ci est envoyée à la grand-mère ou à un ami et termine sur la poutre de la cheminée. Ou alors, quelques jours plus tard, les gens passent en famille à la ferme, la carte à la main, heureux de nous avoir retrouvés parce qu’ils n’ont encore rien trouvé à emporter pour leur retour chez eux…
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L’important, c’est de ne pas être assis derrière son stand, ni de fumer ou de se curer le nez. Le siège idéal est une sorte de fauteuil pliant de la hauteur d’un tabouret de bar. Le client doit avoir l’impression qu’on est là pour lui. Quand on est juste assis là, il ne veut pas nous importuner. D’un autre côté, il ne doit pas avoir l’impression que le vendeur l’importune. J’ai essayé de tout réduire à une équation, mais ce n’est pas si simple. J’ai remarqué qu’à partir d’un angle de 45 degrés il faut attirer l’attention du client jusqu’à 90 degrés. Au-delà c’est perdu, ou pas tout à fait quand il y a des enfants. Eux espèrent littéralement une dégustation ! A l’approche du client, je lève la cloche à fromage et je coupe une petite tranche que j’offre quand il se trouve presque devant le stand mais de façon à ce qu’il ne se sente pas menacé par le couteau, ou, en quelque sorte, obligé. C’est rare que quelqu’un refuse ! Il faut engager la conversation, être drôle, donner des informations sur les destinations touristiques… On doit recevoir le client comme vous souhaiteriez être reçu quand vous êtes en vacances.
Il est important de prendre le temps mais il est également important de ne pas faire attendre un client ! Pendant que quelqu’un goûte et n’arrive pas à se décider, on peut déjà proposer une dégustation à quelqu’un d’autre qui attend, ou donner une carte postale aux enfants. Ou noter ce que quelqu’un désire, en lui disant qu’on lui prépare la marchandise et qu’il peut repasser dans une demi-heure pour la prendre, une fois son tour du marché terminé, surtout quand c’est un client habituel.
Le stand doit aussi être bien stable. Souvent, les rues sont arrondies ou la place est en pente. C’est bien d’avoir toujours quelques chutes de planche dans la voiture pour le caler. Le gabarit du parasol ne doit pas dépasser celui des autres stands, car sinon un camion pourrait l’accrocher. Garde les chiens à l’œil, parce que quand le premier a pissé, tous les autres suivront ! Il est aussi arrivé qu’un chien attrape un fromage du stand, et parte avec. Alors va retrouver le propriétaire ! Ne laisse personne passer derrière le stand, car certaines caisses ont déjà disparu de cette façon ! Ne ferme pas la caisse à clé afin qu’elle s’ouvre si un voleur essaie de s’en emparer. De temps en temps, enlève les billets discrètement et mets-les dans ta poche. Il est préférable de fermer l’étal à l’avant et sur les côtés afin que le stock entreposé dessous ne soit pas visible et reste protégé. Le plus simple, c’est un tissu ou une bâche sur lequel on a dessiné une belle image. Il faut conserver le stock dans des glacières. Ne pas les mettre par terre, mais sur des planches parce qu’un jour elles finiront dans la cave quand on les remplit, et rien n’est plus dangereux pour la cave que de la saleté venue d’ailleurs et des résidus de terre.
En cas de vent, il est préférable de fermer le parasol ou de bien le tenir. Rien n’est plus avantageux pour un marché qu’une atmosphère détendue. Pourquoi ne pas inviter les voisins à déjeuner ? Tout le monde apporte automatiquement quelque chose, on ouvre une bouteille, on discute. C’est la meilleure façon de commencer un jour de marché !
Quand il pleut, c’est autre chose. Celui qui peut reporter ses achats le fait, ou alors les gens se retrouvent dans les bars. Ils sont assez nombreux à Castillon. Sur la place de l’école, où la nouvelle fromagerie a commencé son activité, se trouve le « Chai », un négoce de vin dirigé par Georges, ‘le Grec’. Ce surnom lui reste encore, même s’il est né à Paris. C’est aussi là qu’il est allé à l’école. Pour le baccalauréat, ses parents lui ont offert un voyage en Grèce, le pays de ses grands-parents. Quand il y est arrivé, la révolution commençait et on l’a intégré dans l’armée, lui qui ne parlait pas un mot de grec et possédait un passeport français ! Il a même atterri en prison, parce qu’on l’accusait de vouloir échapper au service de la patrie avec de faux papiers ! Il a fallu du temps pour qu’il revienne. Depuis, il n’aime plus les voyages à l’étranger… Plus tard, pendant ses vacances dans la région, il a rencontré sa femme et a repris le négoce familial de vin.
Au « Chai »
Sa boutique ressemble à une grande cave, à l’arrière de laquelle se trouvent des barils en plastique et en bois contenant du vin blanc, rouge et rosé, qu’il aspire grâce à un tuyau et qu’il laisse couler dans les bidons ou les bonbonnes des clients. Il fait aussi régulièrement des tournées dans les hameaux et les villages pour fournir aux paysans ce jus vital. Des mauvaises langues disent, que quand il n’a pas de rosé (le rosé est issu du jus de raisin rouge sans les peaux), il en fabrique en mélangeant du rouge et du blanc. Il a une vieille camionnette Peugeot équipée de portes coulissantes à l’avant, mais qui tombent souvent. Pour cette raison, une corde fixée avec deux mousquetons sert à ne pas perdre un coéquipier éventuel, généralement un client du marché un peu éméché. Parfois, ses petits-enfants ont le droit de l’accompagner. Pour eux, c’est à chaque fois l’aventure. Pour le reste, comme les autres gamins du bourg, ils passent le plus souvent possible devant mon stand pour goûter encore et encore un morceau de fromage.
Par un jour grisâtre, quand il pleut ou il neige, les paysans qui ont amené des animaux ne vont pas plus loin que chez lui. Là ils peuvent éveiller leur soif et l’étancher ensuite, tout en gardant leurs animaux à l’œil. Moi aussi, j’y cherche refuge. « Tu as du fromage ? », demande le premier. Et tout d’un coup, tout le monde en veut un morceau ! J’ouvre le hayon et je me mets à couper et à peser. Plus tard, je découpe et pèse mes paquets à vue de nez quand je suis encore sur le marché. Avec une feuille de papier bien remplie de portions d’apéritif, je passe au ‘Chai’ vers midi. Et à chaque fois, je trouve une bière devant moi, sans avoir à payer. C’est devenu une sorte de coutume.
La plupart du temps, ce sont les mêmes paysans qui se retrouvent ici. J’en connais déjà quelques-uns de l’alpage quand on avait les moutons en montagne. Il y a Jean-Pierre, qui, en plus de son gros bide, met toujours en scène son chéquier qui pend de la poche arrière de son jean. Les maquignons aussi passent la matinée ici, tout comme certains marchands qui veulent oublier leur stand et leurs soucis pendant un moment. Parce que les affaires ne marchent plus comme avant. « Si tu avais vu ça… », dit Georges, faisant un geste de grande envergure, « Il y avait des stands partout, les rez-de-chaussée des maisons étaient des boutiques, les vaches étaient attachées sous les platanes, là où se trouve maintenant la station-service, jusqu’à la hauteur du foyer rural, la salle des fêtes ! Et tous ceux qui vendaient du fromage ! Tu aurais eu de la concurrence à l’époque, mais maintenant…! » Je dis : « Il y a la nouvelle fromagerie sur la place. » « C’est pas du fromage, ça ! Le lait ne vient même pas d’ici. C’est de la bouffe à vendre aux citadins qui n’y connaissent rien ! »
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