Par sa fille, j’apprends que Madame Bernagou, âgée de plus de 80 ans, commence à perdre la tête et qu’on l’a emmenée dans une maison de retraite. Je connais cette maison, c’est plutôt un établissement chic, en rien comparable à l’asile de son oncle ! Avec sa fille, qui a pris sa retraite il y a un moment et qui vit aussi à St. Girons, je me mets d’accord pour nous rencontrer chez sa mère à 15h. Mais apparemment, elle a un contretemps, et je me retrouve seul avec sa mère. J’ai apporté du miel, un morceau de fromage et une carte postale de notre ferme. Mais Madame Bernagou ne me reconnaît pas, ni la ferme sur la carte. Elle n’arrête pas de répéter qu’elle ne veut rien acheter. Je laisse alors tout sur son chevet et je rentre chez moi. Le soir, je reçois un appel de sa fille, qui a entre-temps rendu visite à sa mère. Au bout d’un moment de conversation, celle-ci s’était souvenu de qui j’étais, et elle voulait me revoir un autre jour ! Mais la faucheuse a été plus rapide…
Pendant les mois d’été, tous les vendredis, je fais la tournée de fromage dans toute la vallée, jusqu’à Castillon. En outre, un marché chaque semaine, soit à Castillon soit à Sentein, et parfois un marché spécial de produits fermiers organisé par quelqu’un. Ces marchés se déroulent parfois bien, mais d’autres fois ils sont complètement nuls, et j’ai l’impression d’avoir été invité uniquement pour décorer ! Au début, c’est toujours la cohue pour les meilleures places. En faisant l’étable avant, j’y arrive vers 9h30 ou 10h. Les voisins normalement me gardent un espace de 2 mètres. Et le garde champêtre de Castillon, qui attribue parfois les places, sait aussi que je viendrai plus tard. Mais il me semble que je n’ai pas que des amis bien intentionnés ! Il arrive que quelqu’un ait pris ma place parce que le placier lui a dit que le fromager ne viendrait pas aujourd’hui. Qui est derrière tout ça ? L’épicerie locale ? L’autre fromagerie construite sur la place de l’école ? On m’interdit aussi de vendre le miel. Je le garde donc dans des cartons sous le stand pendant un moment, jusqu’à ce qu’un autre petit apiculteur me dise que je ne dois pas écouter le placier, qu’on a aussi essayé de le dégoûter du marché ! Il y a le grand apiculteur local derrière tout ça et les commerçants jaloux qui aimeraient supprimer le marché, parce que nous sommes pour eux une concurrence qui soi-disant leur enlève des clients !
L’important, c’est d’être toujours au même endroit sur le marché pour que les clients habitués te retrouvent. Au début, ça ne bouge pas beaucoup. Cela me donne l’occasion d’observer les autres commerçants et leurs stands et de discuter avec eux. Mais au bout de quelques semaines, de plus en plus de clients reviennent sachant maintenant que nous vendons notre propre fromage et non, comme la plupart des vendeurs, des produits achetés et souvent industriels. Avec le temps, nous aussi reconnaissons les escrocs, les revendeurs de fromage, qui prétendent être des paysans mais essaient de se débarrasser des fromages déclassés qu’ils ont acheté à bas prix aux usines. Ils empilent leurs fromages sur leur stand, et pas mal de touristes se laissent tromper, parce que leurs fromages ont des fissures ou s’écroulent, ce qu’ils vantent comme étant un signe d’authenticité ! Les nôtres, par contre, sont homogènes, ont une croûte lisse, sont simplement trop « parfaits » !
La même chose se produit dans le secteur de la saucisse. En fait, il n’y a quasiment que des revendeurs qui utilisent souvent des produits bon marché des supermarchés dont ils ont enlevé les étiquettes. En affichant quelques belles photos de cochons, les gens se font arnaquer. Un exemple flagrant est une vieille ‘paysanne’ sur le marché de St. Girons, assise à même le sol, appuyée contre un platane, plutôt comme une mendiante. Par terre devant elle, un panier garni de foin, avec quelques douzaines d’œufs dedans. Les touristes la prennent en photo. Personne ne peut s’imaginer qu’il y a quelque chose de faux ! Et en plus, avec des œufs on ne gagne quasiment rien… Quand son panier est vide, elle disparaît pendant quelques minutes. Une fois je l’ai suivie, plutôt par hasard. Au lieu de rentrer chez elle, elle va vers une vielle Mercedes, ouvre le coffre et refait son panier avec des œufs industriels qu’elle y a entreposés dans plusieurs cartons ! En tant que vendeurs de marché, nous connaissons bientôt les fraudeurs et les quelques honnêtes gens qui, malgré la concurrence déloyale, tentent de survivre. Mais là aussi, tout n’est pas toujours juste. Il y a une colonie de vacances à proximité qui possède quelques ruches et récolte du miel avec les enfants. Ils vendent le miel presque à moitié prix, ainsi que leurs confitures, parce qu’ils ne vivent pas du produit, mais de l’argent que les parents payent pour les vacances des enfants…
Beaucoup de vendeurs attendent avant de fixer les prix de leurs marchandises. Ils veulent être un peu moins chers que la concurrence. Ou ils proposent un prix au kilo qui est bon marché et qui se réfère au fromage à la coupe. Les passants achètent le plus souvent les petits fromages qui ne sont vendus qu’en entiers comme ‘souvenirs’ à emporter. Et leur prix est le double ! En tant qu’exploitation enregistrée auprès des services d’hygiène comme ‘fromagerie à la ferme’, nous avons l’obligation d’avoir une vitrine et d’afficher notre numéro d’immatriculation. Ceux qui vendent du fromage lactique doivent même le transporter et le proposer réfrigéré. Pendant un moment, c’était la règle pour nous aussi. Complètement absurde, puisque la température de la cave et de stockage chez nous est de 12 à 15 degrés ! Derrière ces règles se trouvent probablement les grandes entreprises qui, en rendant la vie difficile aux petits, veulent se débarrasser d’une concurrence ennuyeuse ! Car qui d’entre nous peut se permettre d’acheter une vitrine réfrigérée sur remorque, et sur quels marchés se trouvent des prises électriques ? Dans ce cas, c’est une bonne chose que l’AFFAP, l’association des fromagers fermiers, existe ! Elle s’est engagée, par le biais de la paperasserie et d’études, à ce que cette règle soit modifiée en ce qui concerne les producteurs de fromages en tommes. Mais cela ne gêne pas les revendeurs qui continuent à vendre leurs fromages sans protection contre le soleil ou les mouches. Car ceux-ci n’ont pas de numéro d’exploitation et ne peuvent donc pas être poursuivis ! Dans le pire des cas, ils plient leur boutique et reviennent la semaine suivante, car les contrôles n’ont lieu qu’une ou deux fois par an !
La plupart du temps, il y a une période morte sur un marché. C’est généralement au début, car les clients n’apparaissent que vers 10h du matin. Il peut aussi y avoir des moments où personne n’est devant le stand, tandis que les clients se pressent devant les stands voisins. Au lieu de m’en sentir désespéré, j’essaye d’analyser les comportements des clients et des vendeurs afin d’affiner ma propre stratégie. Ce qui est important, c’est l’aspect visuel. Soit on joue la ‘rusticité’ et on risque de ne pas avoir les clients ‘hygiéniques’, soit on fait un truc très professionnel en risquant d’être pris pour un crémier.
Je fais un compromis : un stand bien arrangé, le fromage dans une vitrine en plexiglas, à l’abri des mouches, le fromage coupé posé sur un grand carreau en céramique sous une cloche transparente. À côté du fromage je place la balance, bien sûr étalonnée, parce que c’est la première chose qu’on contrôle. Nous avons depuis peu une ‘Roberval’, avec deux plateaux basculants et des poids. Elle était moins chère qu’une balance électronique. Elle seule attire déjà les regards ! Mais il faut avoir une liste avec les prix par tranche de poids, pour éviter de calculer à chaque fois, ça prendrait trop de temps. Les pots de miel sont placés bien visibles sur l’autre moitié de la table, mais pas trop de pots à la fois, pour que les gens voient qu’on n’est que des petits apiculteurs. Il faut porter des vêtements propres, mais pas trop professionnels (jamais habillé tout en blanc, au mieux juste un tablier blanc !). Les étiquettes de prix bien visibles, l’adresse de la ferme, le numéro de la DSV et des panneaux avec des photos de vaches et la fabrication du fromage et d’autres avec des photos de l’apiculture. Ces tableaux doivent être à un niveau qui puisse être regardé par les enfants car ce sont eux qui sont généralement les plus curieux. Aussi, une ardoise (du schiste, il y en a partout chez nous) avec la mention ‘Dégustation gratuite’ et ‘Visite de la ferme tous les soirs à l’heure de la traite’. Pas de chien ou de chat sur le stand, même si les enfants adorent ça !
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