Tout était utilisé. ‘Dans le cochon tout est bon !’, disait grand-père. La rate et le poumon, une fois cuits, étaient passés par le hachoir à viande et ajoutés au boudin, le foie était transformé en pâté, les pieds et les oreilles cuits pour obtenir de la gélatine. Qu’est-ce qu’on était avides de mâcher les cartilages jusqu’à ce qu’il ne reste que les os, qui ensuite étaient aussi cassés et cuits afin d’améliorer les soupes avec leur moelle ! Les meilleurs morceaux, tels que les jambons ou les jambonneaux étaient assaisonnés et bien salés, déposés sur une croix en bois, puis suspendus enveloppés dans un torchon pendant trois à quatre semaines, afin que le sel puisse y pénétrer et les sécher un peu. Puis on les lavait et les frottait avec du poivre. Surtout à côté des os, il fallait faire rentrer beaucoup de poivre jusqu’à l’articulation, pour que rien ne pourrisse. Qu’est-ce qu’on riait, parce que tout le monde éternuait sans arrêt !
Ce qui ne pouvait pas être conservé par dessiccation était placé dans un fût en bois dans du sel, ou dans des pots en grès sous forme de confit, couvert de saindoux chaud, quasiment scellé à l’intérieur. Bientôt, les saucisses et saucissons s’alignaient accrochés sur des perches en bois sous le plafond de la cuisine, plus tard les plaques de lard s’y ajoutaient, et en dernier les jambons cousus dans de vieux draps. Certaines parties étaient pasteurisées dans des bocaux, comme les jambonneaux, avec un morceau de couenne autour. Mais les bocaux étaient chers et il y en avait peu. On me donnait à chaque fois un bocal, bien emballé, et un saucisson sec quand je rentrais à Paris.
Tante Alexine était la seule à savoir lire. Les grands-parents n’avaient envoyé que leurs filles à l’école du village, les garçons avaient été nécessaires pour travailler à la ferme. Pour le grand-père, Jean-Marie, aller à l’école était une perte de temps. C’est juste bien pour les filles, afin qu’on puisse mieux les marier ! ». Ainsi, Madame Bernagou termine son récit. Je rentre vite dans la maison pour aller chercher les documents que j’ai trouvés sous un lit quand nous avons acheté la maison. Dans le tas, je trouve l’acte de naissance de sa tante Alexine, en 1878, et son certificat de fin d’études en 1892, ainsi qu’un grand nombre de lettres envoyées par sa mère aux parents et aux frères et sœurs. Elle est proche des larmes quand elle les survole des yeux.
« Parfois, quand j’étais là, une lettre de ma mère arrivait. Ça a toujours été un événement ! On donnait un verre de gnôle au facteur et tout le monde attendait avec impatience que Tante Alexine ouvre la lettre et nous la lise ! Puis le facteur repartait et racontait les nouvelles partout ! Tout le monde dictait une lettre de réponse à tatie Alexine, et moi aussi je pouvais écrire quelque chose qui me rendait fière et les grands-parents aussi ! Au début, je ne le savais pas, mais le fait que ma mère m’ait eu en tant que femme célibataire a fait courir beaucoup de bruits ! Et maintenant, ils pouvaient être fiers de leur fille qui avait réussi en Amérique et pouvait même leur envoyer de temps en temps un peu d’argent, et de son enfant qui était même capable de lire et d’écrire, ce qui n’était pas le cas des enfants voisins !
J’ai appris que grand-mère et grand-père avaient été mariés par leurs parents. Il y a eu pas mal de disputes, et le grand-père a fait jurer à ses fils, mes oncles, qu’ils ne se marieraient jamais ! Était-ce qu’ils ont été obéissants ? En tout cas, personne ne s’est jamais marié ! Après la mort des grands-parents, l’oncle Joseph a pris la ferme. » Je fouille dans les papiers. « Voici un certificat du médecin militaire, daté du 4 juillet 1904, disant que Jean-Marie Joseph est exempt du service militaire pour incapacité ». Je demande : « C’est lui qui a pris la ferme ? » « Ça doit être lui. Il avait des problèmes de vue. Ma mère est venue une fois en visite, vers 1925. À l’époque, grand-mère était malade. Je crois qu’elle est morte en 1927. Ma mère avait envoyé de l’argent pour qu’ils aménagent un peu la maison et qu’ils construisent une chambre pour elle aussi, parce qu’elle avait toujours eu l’intention de revenir ici plus tard. Le maçon de Banos avait pris de l’argent à titre d’acompte, mais n’était jamais venu faire les travaux ! Puis grand-père n’a pas survécu longtemps ».
En posant les dernières lettres, je dis : « J’ai trouvé du courrier jusqu’en 1940, puis il n’y a plus rien ». La dame continue : « Ma mère était souffrante depuis longtemps. Les médecins avaient détecté la tuberculose. Elle a été placée dans un sanatorium où elle a succombé peu après de la maladie. Malheureusement elle n’a pas pu revenir ici, comme elle l’avait toujours souhaité. À cette époque, l’oncle Joseph est devenu complètement aveugle. Tatie Alexia et les deux autres oncles étaient déjà morts. Pendant la guerre, ce n’était pas facile pour moi de venir ici. Quand j’ai enfin pu lui rendre visite, il vivait chez un maquignon près de Castillon, sur sa propriété. Il allait plutôt bien, sauf qu’il se plaignait qu’il n’était plus utile à rien à cause de sa cécité. La plupart du temps, j’apprenais des nouvelles par des proches, mais ils étaient déjà très vieux et avaient du mal à se déplacer. Car à l’époque, ici il y avait très peu de voitures.
Lorsque je suis venue la fois suivante, je n’ai plus trouvé oncle Joseph à la ferme du marchand de bétail. Celui-ci m’a expliqué que mon oncle avait absolument voulu aller à l’hospice de St. Girons. Je suis allé le voir là-bas. Quelle misère ! Les vieux étaient largement laissés à eux-mêmes, ils n’avaient pas grand-chose à manger. Il m’a raconté qu’un jour, le maquignon lui avait demandé de signer un papier. « Comment faire, je vois rien et je sais pas écrire ! », lui avait-il répondu. « C’est pas grave ! Il y a un voisin comme témoin ici, il suffit que tu fasses un gribouillis en dessous, une croix ou quelque chose comme ça ». Ce qu’il a fait. Le lendemain, le marchand de bétail l’a emmené à l’asile des sans-abri. L’oncle avait signé un acte qui disait qu’il avait laissé ses terres au maquignon ! À partir de là, son état s’est mis à empirer. Quand je lui ai rendu visite l’année suivante, c’était jour de marché. Avant de partir il m’a demandé de lui acheter un poulet rôti et de rester avec lui jusqu’à ce qu’il l’ait mangé. « Mais pourquoi, tu pourras le manger plus tard ? », lui ai-je dit. « Non, reste encore ! Sinon, comme d’habitude, les autres me prendront tout, car je ne peux pas les voir, et ils me laissent que les restes ! » Alors je suis restée avec lui. Je suis revenue pour son enterrement, il aurait bientôt eu 70 ans ! »
Nous restons silencieux pendant un moment, ébahis. Dans la pile de photos, elle en reconnaît une de sa tante Alexine quand elle était jeune, une des premières photos, sur du carton épais. Une autre montre son oncle Eugène, qui était ambulancier pendant la première guerre, et d’autres photos de parents. Est-ce que c’était à cause du serment que Joseph était resté célibataire et que personne n’avait eu de descendants ? Ou était-ce déjà difficile à l’époque pour les paysans de trouver une femme avec qui partager le travail et la vie ? C’est l’heure des bêtes. Je commence à enfermer les animaux.
Madame Bernagou nous rendra encore visite plusieurs fois. Nous aussi lui rendons visite en ville quelques fois. Au marché, la boulangère de Sentein me rapportait souvent de ses nouvelles. Mais un jour, celle-ci n’est pas venue me voir. Elle s’était endormie pour toujours cette nuit-là.
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