Petit à petit la rue commence à s’animer. Quelques passants s’approchent, c’est un jour férié, et les Français aiment acheter du muguet le jour du premier mai. Le gamin de l’épicerie en profite et vend des bouquets de muguet dans une caisse accrochée devant son ventre. C’est lui qui doit faire le plus d’affaires aujourd’hui parce qu’il disparaît souvent pour refaire son stock. D’où viennent ses fleurs ? De Chine ou du Maroc ?
Les gens passent. D’abord ils regardent tout ce qu’il y a, comparent peut-être les prix que tous les commerçants ont affichés maintenant. Peut-être qu’ils montent à la place derrière l’école avec leurs enfants, pour caresser les moutons. Je m’assieds de nouveau. Sûrement que les gens achèteront quelque chose avant de rentrer chez eux. Des amis s’arrêtent, goûtent du fromage, on discute. D’autres nous rejoignent, on discute, on re-goûte. « Prépare-moi un morceau comme ça, je viendrai le chercher à midi », me dit quelqu’un, en traçant un trait sur la croute du fromage entamé. « Donne-moi environ 500 grammes tout de suite, au moins je n’oublierai pas ! », me dit un autre. « C’est drôle ! », je me dis, « Si quelqu’un est devant le stand, d’autres viennent aussi. Personnellement, je préfèrerais aller ailleurs pour ne pas avoir à attendre… » Mais il semble qu’ils ont tous beaucoup de temps aujourd’hui. Du temps pour papoter, pour une clope ou un verre ou deux au bistro…
Ceux qui me connaissent s’arrêtent presque tous, même s’ils n’achètent rien. D’autres me regardent de loin et demandent ensuite qui je suis à quelqu’un qui quitte mon stand. « L’Allemand d’Aurein ! Tu le connais pas ? » Mais avec le temps, ils me connaissent tous ! Et ainsi mon stand devient un lieu de rencontre pour les paysans et les néo-ruraux. Parfois, quelqu’un me passe un joint et je tire une taffe discrètement. « Qu’importe ! », je me dis, « De toute façon ils pensent qu’on fume du shit toute la journée ». Mais aujourd’hui, je ne fume pas. C’est pour ainsi dire la répétition générale. Si elle se déroule bien, tout ira bien à l’avenir !
Mais aujourd’hui, ça se passe déjà bien ! Vers 11h, les gens sont comme atteints par la fièvre de l’achat. Des grappes se forment devant les stands, le désespoir des marchands a disparu, les nez ne sont plus nettoyés, les morpions sont laissés tranquilles. Heureusement, Doris est venue avec les enfants qui courent vers les animaux avec leur petite sœur. L’un d’entre nous coupe, fait goûter, l’autre emballe, pèse, encaisse et discute avec les clients, car leur curiosité est réveillée, surtout une fois qu’ils ont goûté un morceau. Les gens nous posent toutes sortes de questions et nous les invitons à venir visiter la ferme. Heureusement, peu de gens viennent réellement nous voir.
Quelqu’un du comité d’organisation nous demande un morceau de fromage pour la tombola de 13h. Nous lui donnons aussi un pot de miel. Entre-temps quelqu’un a mis de la musique qui hurle dans les haut-parleurs suspendus dans la rue. Cela rend la communication presque impossible, il faut crier ou communiquer avec des signes. Mais d’une certaine façon, ça crée une ambiance de foire qui me prend aussi, après un deuxième verre de vin offert par un voisin bien intentionné. Le soleil brille, les quelques voitures dans la rue sont piégées dans la foule, les enfants traînent leurs parents vers le stand de fromage parce que la dégustation leur a bien plu. Et à un moment donné, l’étal est vide, il ne reste que quelques pots de miel. Nous sortons les billets de la caisse, les bourrons dans nos poches, cachons la caisse sous le stand, puis flânons le long des autres stands jusqu’à la place du marché, où il y a un apéritif gratuit, puis la distribution des prix. Le Crédit Agricole, la banque des paysans, a donné des bidons d’huile deux temps aux agriculteurs qui ont les plus beaux troupeaux, Crama, l’assurance agricole, distribue des coupes pour les plus beaux animaux, puis vient le tirage de la tombola. Le premier prix est un jambon donné par l’un des bouchers locaux, le second prix est notre demi-fromage avec le pot de miel, offert par le ‘Pourtérès d’Aurein’. Ceux qui nous ont reconnus nous saluent en levant leur verre. Et d’une façon ou d’une autre, nous tous réunis ici sur la place, nous nous sentons soudainement comme une grande famille.
À partir de là, je vais régulièrement sur le marché. Au début, je m’installe près de la pharmacie, il y a aussi une boucherie et un restaurant avec bistro, très fréquentés, surtout le soir. Mais ça sent tellement le pipi que je préfère me mettre à l’autre bout du marché. Le marché a lieu chaque troisième mardi du mois et 14 jours après. Il s’agit là d’une réglementation qui remonte à une époque ancienne et qui est compliquée à modifier en raison du registre national des marchés, dit-on. Il arrive qu’il n’y ait personne et que même les clients réguliers ne sachent pas vraiment si c’est un jour de marché ou non. L’été, les mardis où il n’y a pas de marché à Castillon, il y en a un à Sentein, un village au bout de la vallée du Biros. Là aussi, les habitants s’habituent vite à notre présence. Les jours de pluie, il arrive que nous soyons les seuls vendeurs, ce que les habitants récompensent en achetant nos produits. L’épicerie de Sentein aussi nous prend du fromage.
Ici aussi, la rue principale sert de point de vente, tout comme une place adjacente. La plupart du temps, ce sont les mêmes vendeurs qui se réunissent sur ces petits marchés, on casse la croûte ensemble, on échange des marchandises entre nous. Si quelqu’un est en retard, il peut être sûr que les autres lui garderont sa place. Des canaux d’irrigation coulent le long de la rue et se dispersent ensuite dans les prairies ou les jardins. Ça me rappelle un peu l’Afghanistan et même les allées de peuplier. De même la nappe bleuâtre des fumées des feux de bois qui couvre la vallée le matin ou l’odeur des moutons ou du shit, quand les nouveaux habitants descendent faire le marché. Des acacias taillés donnent un peu d’ombre et permettent d’accrocher des photographies. En plus du tableau avec les photos du fromage, nous en avons bientôt un autre avec des photos du miel. Entre-temps, j’ai découpé une plaque de contreplaqué marin comme table que je dois transporter sur le toit de la 4 L. D’un copain qui est marchand de bonbons, j’acquiers un parasol presque neuf avec un large pied. En plus, j’ai toujours un bidon d’eau sur le stand, avec un robinet pour laver le couteau ou les mains de temps en temps.
Comme nous connaissons pas mal de monde ici à cause de la transhumance des brebis, on se salue comme d’habitude, en se serrant la main. Il n’y a que nous, les néos, qui faisons une accolade. Comme je ne peux pas me laver les mains après chaque poignée de main, je prends l’habitude de couper le fromage et de prendre l’argent avec la main droite, mais c’est seulement avec la main gauche que je prends le papier d’emballage et le fromage, ainsi je suis sûr de ne pas transmettre de bactéries. Ceci est peu perceptible pour la personne en face, sauf s’il est musulman. Mais ceux-ci ne mangent pas de fromage de toute façon. D’un doigt, je bascule légèrement le bout de fromage découpé vers le côté pour pouvoir saisir la partie inférieure avec le pouce. C’est comme ça que je touche uniquement la croûte, pas la surface de coupe. Certains vendeurs de fromage (ou de viande) voulant paraître très hygiéniques portent des gants en latex. Puis ils touchent le fromage sur les surfaces de coupe pour l’emballer, encaissent l’argent et rendent la monnaie avec leurs gants. Et au client suivant…
Читать дальше