« A partir de ce jour, on peut lâcher les moutons même sous la pluie, parce que le soleil est assez fort pour les sécher. Je suis originaire de ta vallée. Je me suis marié ici. Quand nous étions enfants, ce jour-là, nous courions de maison en maison, et quémandions des œufs que nous mélangions à de la farine avant de les cuire pour faire des crêpes. Tè, entre, ma femme vient d’en faire ». Je le suis jusque dans la maison sombre, tandis que ses labrits me reniflent en grognant. À l’intérieur, ça sent la cuisson. Devant la cuisinière se trouve sa femme, certainement âgée de plus de soixante-dix ans, alors que, comme je le découvre une fois que mes yeux se sont habitués à la pénombre, assise dans un fauteuil dans un coin, se trouve sa belle-mère, qui approche les cent ans, comme elle me l’explique. Je dois m’asseoir et on me donne une crêpe sur une assiette, puis un pot de confiture et un de sucre. « La forme ronde de la crêpe symbolise le soleil. Si tu veux avoir de l’argent à la maison toute l’année, tu dois prendre une pièce d’or dans la main gauche pendant que tu fais cuire la première crêpe, tandis qu’avec la main droite tu fais sauter la crêpe dans la poêle pour la retourner. Puis tu enfiles la pièce d’or dedans et tu la mets en haut, sur le placard, jusqu’à l’année prochaine. Autrefois, chez nous, le père prenait la première crêpe et déambulait avec nous à travers toutes les chambres et l’étable pour faire descendre sur nous la bénédiction du soleil. Le curé ne devait pas l’apprendre ! » Je mets du sucre sur la crêpe, l’enroule et la mange lentement pendant que les vieux parlent du passé.
Jean de Serenne est l’un des rares anciens de la vallée qui prend ouvertement parti pour les ‘cheveux longs’. Il est également membre du conseil municipal du village et a obtenu que la route qui monte vers Ebocal soit remise en état, car là-haut, à près de 1000 mètres d’altitude, plusieurs jeunes familles se sont installées. Il a même vendu quelques terres et des granges pour qu’ils puissent y vivre et faire un jardin. C’est pourquoi, lorsqu’il y a une fête quelque part, il est toujours invité. Par ailleurs, il garde tous les jours les moutons qui sont au nom de son fils, qui possède encore près de deux douzaines de vaches laitières dans le village, et qui vend leur lait au fromager de Lourein. Parfois, quand on se rencontre en gardant les moutons, on s’assied dans l’herbe, surveillant les troupeaux du coin de l’œil, et on parle du monde. Il parle de la belle vallée verte, moi de ce qui se trouve derrière.
L’an passé, alors que nous voulions améliorer notre troupeau de chèvres, nous avons rendu visite à plusieurs personnes qui en vendaient. L’une de ces personnes habitait dans la vallée du Biros. Quand nous y sommes arrivés, le propriétaire, un ancien légionnaire qui vivait là-bas depuis quelques années avec sa famille, nous dit qu’il ne voulait plus les vendre. Je lui ai répondu que dans ce cas il n’aurait pas dû mettre l’annonce, que ça nous aurait évité de faire tous ces kilomètres pour rien. J’ai quand même insisté pour voir le troupeau. Pendant que je regardais, nous nous sommes mis à discuter avec plus de confiance. Il m’a dit qu’il ne pouvait plus vendre les chèvres parce qu’au moins un animal avait la brucellose et que le troupeau entier devrait probablement être abattu. L’automne passé, une chèvre abandonnée s’était jointe à leur troupeau, et ils l’avaient enfermée par pitié avec les leurs dans l’attente de retrouver le propriétaire et de la lui rendre. Mais personne n’étant venu, la chèvre était restée avec eux. Comme chez nous, leurs enfants jouaient avec les animaux, et ils faisaient du fromage avec le lait. Puis leur plus jeune garçon est tombé malade. Fièvre et fatigue. D’abord ils ont pensé à une grippe. Mais quand, malgré le traitement, rien ne s’est amélioré, le médecin a fait faire des analyses sanguines. Et là il s’est avéré que c’était la fièvre de Malte. Le médecin leur a conseillé de faire examiner tous les animaux. Je trouvais ça bien qu’il me raconte tout ça, et surtout qu’il ne vende pas les animaux pour s’en débarrasser, comme certains l’auraient fait… surtout car en plus il ne touchera pas d’indemnisation de l’Etat, n’étant pas inscrit comme éleveur !
Roger, le gendarme à la retraite, a deux chevaux dans la vallée pendant la belle saison, qui appartiennent à son fils. Il a hérité d’une maison à Oust et de plusieurs hectares de terre, sur lesquels il a des chèvres. Il aurait aimé être fermier, comme ses parents, mais à l’époque la ferme familiale était trop petite. Il était donc devenu gendarme et après la guerre il s’était retrouvé en Indochine où il avait été envoyé parce qu’en France les gendarmes dépendent de l’armée. Aujourd’hui, à la retraite, il pouvait enfin être fermier. Un jour, il nous rend visite et nous parle d’un autre troupeau de chèvres qu’il vient d’acheter. Je lui raconte l’histoire du légionnaire et lui conseille de faire des prélèvements de sang. Ça le fait réfléchir, et il demande au vétérinaire. Celui-ci lui explique que, n’étant pas agriculteur, il doit payer lui-même les analyses, environ six Francs par animal. Il vient ensuite se plaindre auprès de moi que c’est trop cher pour lui. Je lui propose donc de les faire faire à mon nom, car elles sont gratuites pour moi.
Après une dizaine de jours, il repasse, pêche quelques bouteilles de bière dans l’une des nombreuses poches insondables de son treillis militaire et on trinque à la bonne idée que j’ai eue. Car il s’est avéré que quelques-unes des chèvres étaient positives et il les a toutes rendues à l’ancien propriétaire. Maintenant, il attend le résultat de sa propre analyse de sang, dans l’espoir de ne pas avoir été infecté !
Après deux semaines, pendant ma tournée de fromage, quelqu’un au village m’adresse la parole : « Quoi, tu n’es pas malade ? J’ai entendu dire que tu avais la brucellose ! » « C’était il y a deux ans, j’espère que c’est fini pour de bon ! » Puis je lui demande : « Qui t’a dit ça ? » Il réfléchit un instant. « Je crois que c’est Emile, le mari de la secrétaire ! » Je veux en savoir plus et je m’arrête chez elle. « Tu n’as donc pas reçu le courrier ? », me dit-elle, et elle m’amène au tableau d’affichage officiel. « Là ! Il y a environ une semaine, j’ai eu ça de la DSV et je l’ai affiché tout de suite ! » Je regarde l’affiche. Plus je lis, plus j’ai peur ! Il y est écrit qu’à cause de brucellose dans notre troupeau, toute vente d’animaux et de produits d’origine animale est interdite depuis une date antérieure ! Je me demande pourquoi je n’ai pas eu cette lettre. Peut-être qu’elle se trouve encore dans les poches de Jean-Paul !
Que faire ? Je ne peux pas dire à l’administration que j’ai fait faire les analyses pour quelqu’un d’autre, ils percevraient ça comme une sorte de fraude. J’écris donc une lettre dans laquelle j’explique que les animaux n’ont jamais été dans notre ferme, ce qui est vrai, et que j’ai fait faire les tests sanguins des animaux chez le fermier pour être sûr que le troupeau était négatif et que j’avais prévu de les récupérer qu’après les analyses. Au bout de dix jours, la secrétaire affiche la nouvelle décision selon laquelle les produits de notre ferme sont de nouveau conformes aux normes sanitaires et leur vente est de nouveau autorisée. Heureusement pour moi, personne ne lit les affiches publiques ! En tout cas il est clair qu’à l’avenir je ferai analyser uniquement nos propres animaux, et je fabrique une boîte aux lettres que j’accroche sur la porte d’une grange au village, pour que le facteur puisse désormais y déposer le courrier au lieu de le donner à quelqu’un chargé me le donner s’il me voit…
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