Très vite, nous nous sommes familiarisés avec la manipulation. Nous la posons à l’arrière entre deux vaches, et une fois que les mamelles sont lavées, nous la branchons. Au moyen d’un disque, un moteur électrique actionne une bielle qui met le piston en mouvement. Ce dernier, à travers un mécanisme de régulation, aspire de l’air du bidon en plastique sur lequel est aussi branché le faisceau de traite. Un mouvement de piston correspond à une pulsation de traite. La pulsation est de 60 aspirations par minute, déterminées par la vitesse de rotation du moteur. Les quatre mamelles sont traites en même temps. Plusieurs vis permettent de régler à peu près l’aspiration et le massage. Les vaches ne s’y opposent pas, même si, au début, elles sont un peu sceptiques à l’égard de la machine bourdonnante et sifflante. Le réservoir contient 15 litres. Quand il est presque plein, on éteint le moteur et coupe ainsi le vide. Puis on peut sortir le bidon en plastique du support et verser le lait dans un autre bidon à travers un tamis en forme d’entonnoir équipé d’un filtre en papier. A l’état du papier-filtre, on peut, avec un œil exercé, voir si quelque chose ne va pas avec le lait ou si les pis ont été mal lavés. Ensuite, je donne le papier-filtre au chien.
La réaction d’Éric, le technicien fromager, est contraire à celle de nos vaches ! Il s’écrie : « Qu’est-ce que vous avez acheté là ? C’est une technique complètement démodée qui favorise des mammites ! Il y a des machines qui traient de manière plus douce et qui peuvent être réglées avec plus de précision. Ce n’est pas possible avec celle-ci ! De plus, vous devez laver le pis juste avant la traite, et mieux, seulement les mamelles, sinon trop de crasse qui colle au pis se trouve dissoute, et peut ensuite couler le long des mamelles. Et prenez un chiffon propre pour chaque vache, pas d’éponge, parce que si une vache a quelque chose au pis, vous le transférez à la suivante ! Le mieux c’est d’avoir deux seaux : un avec des lavettes propres dans de l’eau chaude savonneuse, l’autre pour y mettre les lavettes sales ! Et après il faut bien les laver et aussi les désinfecter de temps en temps ». Nous avons pensé bien faire, mais nous voyons qu’il y a toujours mieux ! Mais nous exécutons parce que, si on y réfléchit, c’est logique ! On sait bien qu’on peut tout faire autrement, mais ici il s’agit de le faire de manière optimale, car nous produisons un aliment ! Peu de temps après, je trouve un seau à deux compartiments qui simplifie les choses. Éric nous conseille également de traire les premiers jets de lait dans un récipient spécial, car ils sont souvent contaminés et peuvent infecter le lait de fabrication. Le mieux étant des bols adaptés, équipés d’un tamis noir, sur lequel on peut observer plus facilement si le lait contient des grumeaux pour faciliter le dépistage des mammites. Malheureusement, ces bols ne possèdent qu’une poignée. Il faut en riveter un crochet latéralement pour ne pas y mettre le pouce en l’attrapant, car on l’accroche sur le devant du bac des lavettes.
Chez les autres fermiers qui utilisent une machine à traire, j’ai remarqué qu’à la fin, quand il n’y a plus de lait qui coule, ils appuient légèrement sur le collecteur sous les manchons, et le lait coule à nouveau. Certains futés y mettent le poids d’un kilo d’une balance manuelle. C’est ce qu’ils ont appris au lycée agricole ! Nous le faisons donc aussi, car pourquoi renoncer à ce lait supplémentaire ? Plus on appuie fort, plus le lait coule ! Mais les connaissances se sont développées depuis. Comme nous l’explique Éric, il n’est plus question d’appuyer sur les griffes, parce que ça stresse le pis quand on le ‘sèche’ trop et que la vache réagit facilement avec une inflammation du pis. Nous renonçons donc à ce ‘lait supplémentaire’ en privilégiant la santé des vaches.
Mais nous réalisons vite que la machine ne marche pas toujours régulièrement. D’une façon ou d’une autre, elle ralentit, elle a parfois du mal à tourner rond. J’en parle à Jacques, qui est électricien et prof dans un lycée professionnel. Avec son voltmètre il constate qu’il n’y a parfois que 180 volts qui arrivent chez nous ! Quand les gars d’EDF viennent pour relever le compteur, je leur en parle. Ils nous envoient quelqu’un qui se rend au transformateur se trouvant dans la vallée à côté. Ils nous expliquent que la distance par rapport au transformateur est trop longue, celui-ci devrait être plus près de la maison, la ligne étant trop longue pour du 220 volts. Mais ils ont constaté que toutes les maisons de notre hameau sont branchées sur les deux mêmes conducteurs. Ils ont alors mis les autres fils sous tension et nous ont connectés de telle manière que nous soyons seuls sur une ligne d’alimentation et que ce que les voisins consomment passe par une autre ligne. Ils ont aussi envoyé une équipe pour défricher sous la ligne, car pendant les tempêtes les branches touchent souvent les fils et le courant s’éteint par moments et parfois complètement.
Grâce à notre travail sur une ferme biologique et à nos expériences ultérieures, nous pensions avoir déjà certaines connaissances. Mais, livrés à nous-mêmes, nous commençons à réaliser que l’agriculture est un manuel avec un nombre de pages infini ! En fait, chaque jour est un nouveau chapitre, qui comprend à la fois la répétition et l’apprentissage. C’est comme regarder l’espace dans un télescope : plus on regarde loin, plus les zones inconnues s’ouvrent à nous ! Socrate a dit : « Je sais que je ne sais rien ! » Nous avons quelque peu adapté ses paroles en : « Je sais que beaucoup de choses me sont encore inconnues ! » Et peut-être est-ce cet apprentissage quotidien qui rend la vie si intéressante et que notre « Eurêka ! » sera repoussé, probablement jusqu’à notre dernier souffle…
Ce sont peut-être la proximité de la nature, ou le contact permanent avec la vie et la mort qui font du paysan un philosophe. Peut-être aussi que l’énorme quantité de travail implique que l’on profite plus consciemment des courts instants de révélation, car chaque jour beaucoup de travaux se répètent, deviennent de la routine. Mais ces « travaux de galériens » sont aussi précieux dans la vie que les « hauts ». En faisant ces travaux, j’essaye parfois de m’imaginer ce qu’il adviendrait si je ne devais pas ou ne pouvais plus les faire. Puis une certaine nostalgie me prend et je réalise que ces travaux aident surtout à devenir conscient de sa propre existence. Plus on se torture, mieux on ressent que l’on est vivant !
Autrefois, les grands événements dans l’année des paysans étaient le solstice d’hiver, le solstice d’été et les deux jours d’équinoxe. Chez nous il y a deux dates en plus : le 10 novembre et le 1 erfévrier. À partir du 10 novembre, le soleil se cache derrière notre montagne locale et se lève une heure et demie plus tard, à 11h pile, à droite du sommet. Le premier février, il réapparaît à gauche de la montagne et nous donne une heure et demie de soleil en plus. J’en parle à Jean de Serenne quand je fais la tournée de vente de fromage du vendredi. « Ça tombe exactement pour la ‘chandeleur’ ou ‘chandelours’, comme on disait à l’époque, le 2 février ! Autrefois, la nuit, on faisait des processions avec des torches dans les champs pour attirer la bienveillance de la déesse de la fertilité. A partir de là, on pouvait commencer à semer, car la terre était assez chaude. C’était aussi à cette époque que l’ours sortait de son hivernage ! Les enfants se déguisaient en ours et dansaient pendant les processions à la lumière des torches ».
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