Juste derrière notre stand habite la vieille boulangère de Sentein, une grande femme qui, malgré ses 80 ans, fait encore du vélo. Elle est une des premières à venir au stand. Elle achète un petit morceau de fromage, car elle vit seule. Elle me raconte qu’elle est apparentée au dernier fermier du ‘Pourtérès’, dont la petite-fille vit sa retraite à Girons. Celle-ci vient la voir plusieurs fois par an. Elle va lui parler de moi, elle sera sans doute ravie que la ferme des grands-parents soit de nouveau vivante !
Dans notre village vit le Canadien, comme on l’appelle. Il avait émigré au Canada mais il est revenu en France et depuis peu il habite une petite maison dont les deux seules fenêtres sont orientées vers le nord, juste en face du café. Il a encore des terres dans la vallée de Nédou et à Goutebonne et une autre maison de l’autre côté du village où il a installé un atelier et coule des statues en béton dont il a rapporté les moules du Canada. Il est trapu, bien rondelet, et porte une barbe blanche de quatre jours. Il est considéré comme grognon, il parle peu avec les gens.
Un soir, nous sommes réunis sur la petite place devant le café, les quelques jeunes du village, les enfants de l’aubergiste, Rémi, son cousin Pierre, et quelques autres amis. C’est un soir en début d’été, une des soirées où on ne veut pas aller dormir, et qu’on aimerait qu’elle dure éternellement. La digue de la rivière presque sèche murmure doucement, quelques grillons chantent une berceuse à leurs petits. Le souffle du village, ce mélange de cheminées froides, d’odeur d’étable, de foin et de moisi sortant des portes de caves ouvertes nous caresse… Une cigarette à trois feuilles fait le tour, les limites de l’espace et du temps s’estompent lentement. On se replie dans les chaises, nos regards tournés vers les étoiles. Rémi parle du Népal. Il a déjà acheté le billet, il va bientôt partir… Certains l’envient, d’autres pensent que là-bas, il ne trouvera pas d’endroit plus beau qu’ici. « Les montagnes sont un peu plus élevées ! », je commence à songer, « Les pentes sont rouges des rhododendrons, partout on fume la meilleure Ganja, on marche à pied… » « Alors c’est comme ici ! », dit au bout d’un moment David. « Vous avez vu les versants de l’Estremaille ? Rouge à cause des fleurs de rhododendrons. Et la plupart des gens ici se déplacent encore à pied, et en ce qui concerne la Ganja, je me demande si elle peut être meilleure là-bas que notre propre ‘faite maison’ ! » « J’en rapporterai ! Dans exactement huit semaines, on la testera ici ! », répond Rémi. C’est une super idée !
« Chut ! Qu’est-ce que c’est que ce bruit bizarre ? », demande soudain Vincent. Nous aussi avons remarqué quelque chose. On dirait un halètement, ou les dernières respirations d’un cochon qu’on fait saigner. Puis une pause. Et encore ! Le bruit vient de la fenêtre ouverte du Canadien. Est-ce qu’il est en train de s’étouffer ? C’est bien possible, parce qu’il n’a pas l’air très en forme ! On se lève tous et on passe de l’autre côté de la rue. Sa chambre est au rez-de-chaussée. Un peu moqueurs, nous y jetons un coup d’œil. Là, encore ce rugissement ! Entre-temps nos yeux se sont habitués à l’obscurité. Il est couché là, comme un ours en hibernation, couvert d’une fourrure argentée. « Comme un yéti ! », dit Rémi, déjà dans son pays de rêve par la pensée. On a du mal à arrêter de ricaner. Mais apparemment, tout va bien chez Roger. C’est le bruit normal de son sommeil.
Nous retournons vers le café. « J’ai une idée ! », dit David à voix basse, exalté d’impatience, « Nous lui ferons un ‘tustet’ ! » J’ai une vague idée de ce que c’est. Une sorte de farce. Nous rentrons dans le café. Il y a plein de bouteilles de Champagne vides sur les tables, témoins des festivités de la soirée. « On va lui attacher une bouteille à la porte, vous verrez ! » Quelqu’un a déjà récupéré quelques morceaux de ficelle de botteleuse et les noue ensemble… Une double boucle autour du col d’une bouteille, et dans un rire étouffé, nous attachons la bouteille à la poignée de la porte du Canadien. Avec le bout de la ficelle, nous traversons la rue, puis en la passant par la fenêtre, nous allons au bar. Maintenant il faut éteindre la lumière.
David tire plusieurs fois à la corde. « Boum, boum ! », fait la bouteille contre la porte. Rien ne bouge. Encore une fois. Toujours rien ! « Il ronfle si fort qu’il n’entend pas frapper ! Attendez qu’il se calme, sinon la bouteille va se casser ». Les rugissements se calment, peut-être qu’il lui manque du souffle et il se met à respirer. « Boum, boum, boum ! » Mais rien ne bouge en face. Encore : « Boum boum ! » Puis nous écoutons. Il ne ronfle plus, il semble s’être réveillé. Puis il apparaît à la fenêtre. Son torse poilu s’incline au dehors et il regarde des deux côtés. Rien en vue. Il retourne dans sa chambre. Bientôt nous entendons à nouveau ses ronflements. « Boum, boum ! » Mais il est déjà à la fenêtre, il a fait semblant de dormir ! Il regarde dans les deux sens la rue abandonnée du village. Soudainement il a l’air de comprendre. Nous restons silencieux. Comment réagira-t-il s’il voit notre truc ? Appellera-t-il la police pour trouble de l’ordre public ? Certains autres l’ont déjà fait. Et lui ? Personne ne le connaît bien, ça fait 30 ans ou plus qu’il avait émigré !
Il disparaît encore, puis la porte s’ouvre. Le voilà, uniquement vêtu du bas de son pyjama. Sa main tâtonne la poignée, trouve la bouteille, trouve la corde. Puis il disparaît de nouveau dans la maison, revient avec un couteau et coupe la ficelle. Puis il tire sur le fil qui traverse la rue et rentre par la fenêtre du bar. On lâche tout. Il tire toute la corde vers lui, l’enroule et re-disparaît dans la maison, en laissant la porte ouverte. « Pourquoi il laisse la porte ouverte ? Qu’est-ce qu’il va faire ? Il va chercher le fusil ? », chuchote quelqu’un. Et puis il réapparaît, toujours à moitié nu. Dans une main, la bouteille de Champagne avec la ficelle, dans l’autre main, une autre bouteille. Il traverse la rue, rentre dans la cour du café et crie : « Sortez, je vous ai vus ! » Un peu gêné, David rallume le néon, qui, après quelques flashs lumineux, éclaire la salle avec sa lumière bleue froide. « Bonsoir, Monsieur Lafforgue ! », dit l’un d’entre nous. Il répond : « Je m’appelle Roger ! » Ça sonne plutôt bien. Puis il dit : « Je vous ramène votre bouteille ! Et comme elle est vide, j’en apporte une pleine ! », en mettant l’autre bouteille sur la table, une bouteille du meilleur Whisky ! Puis en riant : « Vous m’avez volé mon sommeil, maintenant je vous vole le vôtre ! Je ne partirai pas avant que la bouteille ne soit vide ! »
L’aube est déjà levée quand je rentre chez moi… Depuis ce soir-là, le Canadien est présent à chaque fête, parle à tout le monde, est accepté par tous. Parfois, quand il y a un apéritif quelque part, il disparaît et revient avec son vieux tourne-disques et une pile de vinyles. Il arrive qu’il s’endorme assis, ronflant, jusqu’à ce qu’il soit à nouveau complètement présent. Ou il prend des castagnettes, coiffe son sombrero de paille et incite tout le monde à danser.
Au bout d’un certain temps, il vend une partie de ses terres à Thibault, qui a construit une maison en terre en haut sur son terrain et qui veut y cultiver des plantes médicinales. Apparemment, il a déjà commencé une culture de chanvre à fumer pour améliorer le sol. Le restant de ses parcelles qui se trouvent de l’autre côté de la vallée, il veut les vendre à Joey, un Allemand qui envisage de vivre là-haut parce qu’il en a marre de la civilisation. Les prairies que Roger possède dans la vallée de Nédou, il nous les propose. Clément aussi, le garde champêtre, nous propose ses deux parcelles à côté, parce qu’ils en ont tous marre que Georges utilise leurs terres sans les entretenir, ni les dédommager. Entre leurs parcelles, il y en a deux autres appartenant à notre ancien propriétaire. Si on pouvait les avoir toutes, on aurait au moins le fond de la vallée, le terrain le plus plat. Et en cas de besoin personnel, un propriétaire peut jeter un fermier dehors ! Georges est à la retraite depuis plus de dix ans et n’a pas de contrat de bail.
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