– Eh ! je m’en souviens. Vous verrez que je me suis souvenu d’elles toutes, oui, toutes, laides et brunes. – Elles auront besoin de quelque fortune, eh ? Il n’y a jamais eu la moindre beauté chez les femmes de notre famille ; mais les Featherstone ont toujours eu de la fortune et les Waule aussi. Il avait de l’argent, et de la chaleur aussi, Waule, eh ! eh ! Adieu, mistress Waule.
Ici, M. Featherstone tira sa perruque sur ses oreilles comme s’il voulait se rendre sourd et sa sœur partit en ruminant ce petit discours. Si jalouse qu’elle fût des Vincy et de Mary Garth, il y avait au fond de son esprit borné comme une conviction que son frère Pierre Featherstone ne laisserait jamais sortir le principal de son bien des mains de sa famille. Pourquoi sans cela le Tout-Puissant lui eut-il enlevé ses deux femmes, toutes deux sans enfants, après qu’il avait gagné tant d’argent dans ses heureuses spéculations ? Et pourquoi y avait-il une église dans la paroisse de Lowick ? et pourquoi les Waule et les Powderell se trouvaient-ils tous assis dans les mêmes stalles depuis tant de générations, avec la stalle des Featherstone à côté, si le dimanche, après la mort de son frère Pierre, tout le monde allait apprendre que sa fortune était sortie de la famille ?
À l’entrée de Fred, le vieillard le regarda avec un clignotement particulier. Le jeune homme l’interpréta à son avantage, et, de fait, l’oncle prenait plaisir à considérer dans tout ce qu’elle avait de satisfaisant la personne de son neveu.
– Et vous, jeunes demoiselles, retirez-vous aussi, dit M. Featherstone. J’ai à parler à Fred.
– Venez dans ma chambre, Rosemonde, si vous ne craignez pas le froid pour un petit moment, dit Mary.
Les deux jeunes filles se connaissaient depuis l’enfance ; elles avaient été élevées à la même école provinciale, Mary pour se préparer à l’enseignement, en sorte qu’elles avaient beaucoup de souvenirs communs, et elles aimaient toutes deux à se trouver ensemble. Ce tête-à-tête rentrait d’ailleurs dans le plan de Rosemonde en venant à Stone-Court.
Le vieux Featherstone ne voulut pas entamer la conversation avec son neveu avant que la porte fût refermée. Il continua de regarder Fred avec le même clignotement et avec une grimace qui lui était particulière, ouvrant et fermant la bouche alternativement ; et, quand il parla, ce fut d’un ton bas qui ressemblait plutôt à celui d’un dénonciateur désireux de se faire fermer la bouche à prix d’argent qu’à celui d’un vieillard offensé.
– Ainsi, monsieur, commença-t-il, vous avez payé dix pour cent d’intérêt en empruntant de l’argent que vous avez promis de rendre plus tard en hypothèque sur mes terres, quand je serai mort et enterré, eh ? Vous me donnez encore une année de vie, n’est-ce pas ? Mais je puis encore changer mon testament.
Fred rougit. Il n’avait pas contracté d’emprunt semblable et pour de bonnes raisons. Mais il se rappelait avoir parlé avec quelque confiance, peut-être avec plus de confiance qu’il ne s’en souvenait exactement, de ses espérances d’hériter des biens de Featherstone comme d’un moyen de payer plus tard ses dettes présentes.
– Je ne sais à quoi vous faites allusion, monsieur. Je n’ai certainement jamais emprunté d’argent sur de telles garanties. Veuillez bien vous expliquer.
– Non, monsieur, c’est à vous de le faire. Je puis encore changer mon testament, je vous l’ai dit. Je suis sain d’esprit, je suis encore de force à calculer des intérêts composés et à me rappeler le nom de tous les fous de ce monde aussi bien qu’il y a vingt ans. Et que diable !… je suis au-dessous de quatre-vingts. Je dis que vous devez démentir cette histoire.
– Je l’ai déjà démentie, monsieur, répliqua Fred avec un peu d’impatience, mais je la nie encore. Cette histoire n’est qu’un stupide mensonge.
– Cela ne veut rien dire ! Apportez-moi des preuves. Je sais la chose d’autorité.
– Nommez-moi cette autorité, et faites-lui dire quel est l’homme dont j’ai emprunté de l’argent ; et alors je serai en mesure de réfuter cette histoire.
– C’est une autorité compétente, je le crois, un homme qui sait tout ce qui se passe à Middlemarch. C’est ce bon, ce religieux, ce charitable homme qui est votre oncle. Allez maintenant !
Ici, M. Featherstone éprouva ce petit tressaillement intérieur qui provenait chez lui d’une satisfaction intime.
– M. Bulstrode ?
– Et quel autre que lui, hein ?
– Alors toute l’origine de ce gros mensonge sera, sans doute, dans quelques paroles édifiantes qui lui auront échappé à mon sujet. Dit-on aussi qu’il ait nommé la personne qui m’aurait prêté de l’argent ?
– Si cet homme existe, Bulstrode le connaît, soyez-en sûr. Mais supposez que vous eussiez seulement tâché de vous faire prêter de l’argent, sans y réussir. Bulstrode le saurait également. Apportez-moi un écrit de Bulstrode où il atteste ne pas croire que vous ayez jamais promis de payer vos dettes avec mes biens. Je vous attends là !
Fred se sentit dans une cruelle alternative.
– Vous voulez sans doute plaisanter, monsieur. M. Bulstrode, comme tant d’autres, ajoute foi à un tas de choses qui ne sont pas vraies, et il a des préventions contre moi. Il me serait facile de lui faire attester par écrit qu’il ne connaît rien à l’appui de ce que vous dites, mais cela pourrait nuire à nos rapports. Vraiment je ne pourrais guère lui demander de mettre par écrit ce qu’il croit ou ce qu’il ne croit pas à mon sujet.
Fred s’arrêta un instant, puis il ajouta, comme faisant un appel diplomatique à la vanité de son oncle :
– C’est une chose qu’un gentleman ne saurait demander.
– Eh ! je vous comprends. Vous m’offenseriez plus volontiers que Bulstrode. Et qu’est-il, lui ? Il n’a pas de terres ici près, que je sache. C’est un spéculateur ! Mais il pourra bien sombrer quelque jour, quand le diable cessera de le soutenir. Et savez-vous ce que signifie sa religion ? Il voudrait faire du Dieu tout-puissant son associé. Mais il y a une chose que je suis, moi, arrivé à démêler assez clairement, du temps que j’allais à l’église : c’est que le Dieu tout-puissant s’attache à la terre. Il promet des terres et il donne des terres ; c’est avec du blé et du bétail qu’il enrichit les hommes. Mais vous prenez, vous, l’autre côté de la question et vous préférez Bulstrode et ses spéculations à Featherstone et à ses terres.
– Je vous demande pardon, monsieur, dit Fred d’un ton boudeur en se levant et allant s’appuyer le dos à la cheminée. Je n’aime ni Bulstrode ni les spéculations.
– Bien, bien. Vous pouvez vous passer de moi, cela est assez clair, dit le vieux Featherstone, secrètement mécontent de ce que Fred pût montrer la moindre indépendance. Vous n’avez pas besoin de terres pour faire de vous un squire au lieu d’un ecclésiastique affamé, et une centaine de livres vous gêneraient apparemment (ceci soit dit en passant). Quant à moi, cela m’est égal. Je puis ajouter cinq codicilles à mon testament, et je garderai mes billets de banque dans un nid chaud pour qu’ils en produisent d’autres. Cela m’est égal.
Fred rougit de nouveau. Featherstone lui avait rarement donné de l’argent, et, pour le moment, il lui semblait presque plus pénible de dire adieu à la perspective immédiate des billets de banque qu’à la perspective plus éloignée de l’héritage.
– Je ne suis pas ingrat, monsieur. Je n’ai jamais voulu me montrer dédaigneux des bonnes intentions que vous pouviez avoir pour moi.
– Très bien. Prouvez-le donc, alors. Apportez-moi une lettre de Bulstrode, disant qu’il ne croit pas que vous ayez été vous vanter de payer un jour vos dettes avec mes terres ; et alors, admettant que vous soyez dans quelque embarras, nous verrons si je puis ou non faire quelque chose pour vous. Allons, c’est un marché fait. Là, donnez-moi votre bras. Je vais essayer de faire le tour de la chambre.
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