– Pritchard, allez frapper encore à la porte de M. Fred, et dites-lui que dix heures et demie ont sonné.
Ceci fut dit sans qu’il parût la plus légère altération sur le visage enjoué de mistress Vincy, visage où quarante-cinq années n’avaient creusé ni rides ni sillons ; et, rejetant en arrière les rubans roses de son bonnet, elle laissa son ouvrage reposer sur ses genoux, tandis qu’elle regardait sa fille avec admiration.
– Maman, dit Rosemonde, quand Fred descendra, ne lui permettez pas, je vous prie, de demander du hareng saur ; je ne puis souffrir que l’odeur s’en répande dans la maison, surtout à ce moment de la journée.
– Oh ! ma chère ! comme vous êtes dure pour vos frères ! c’est la seule chose que je puisse vous reprocher. Vous avez le caractère le plus doux du monde, mais vous êtes bien bourrue avec vos frères.
– Pas bourrue, maman. Vous ne m’entendez jamais parler d’une façon qui ne soit pas délicate et tout à fait convenable à une jeune fille bien élevée.
– Sans doute ; mais vous voulez toujours les priver de ce qu’ils aiment.
– Les frères sont si désagréables !
– Oh ! ma chère, passez donc quelque chose aux jeunes gens. Il faut être reconnaissant dès qu’ils ont bon cœur. Une femme doit savoir supporter beaucoup de petits désagréments. Songez que vous serez mariée un jour.
– Pas à quelqu’un comme Fred.
– Ne dites pas de mal de votre frère, ma chérie. Il y a moins à dire contre Fred que contre la plupart des jeunes gens, bien qu’il n’ait pu prendre ses degrés à l’Université, et je ne puis vraiment comprendre pourquoi, car il me semble bien intelligent. Et vous le savez vous-même, on le regardait au collège comme étant au niveau de la meilleure société. Si particulières que soient vos idées, ma chère, je m’étonne que vous ne soyez pas heureuse d’avoir pour frère un jeune homme aussi distingué. Vous trouvez toujours Bob en faute parce qu’il n’est pas Fred.
– Oh ! non maman, seulement parce qu’il est Bob.
– Eh bien, ma chère, vous ne trouverez pas un jeune homme de Middlemarch auquel il n’y ait quelque chose à reprendre.
– Mais… et ici la figure de Rosemonde s’épanouit en un sourire qui révéla aussitôt deux fossettes ; ne se trouvant pas embellie par ces fossettes, elle souriait rarement en société. Mais, dit-elle, je n’épouserai pas un jeune homme de Middlemarch.
– Cela se voit, mon amour ; car vous en avez déjà refusé, ou à peu près, toute la crème ; et, s’il y a mieux à attendre, je suis bien sûre que nulle jeune fille ne le mérite mieux que vous.
– Pardon, maman, je voudrais bien que vous ne vous servissiez pas de ce terme : la crème des jeunes gens.
– Comment ! n’est-ce point cela ?
– Je veux dire, maman, que l’expression est un peu vulgaire.
– Très probablement, ma chère ; je n’ai jamais eu un langage recherché. Comment devrais-je dire ?
– Les mieux d’entre eux.
– Eh bien, cela me semble tout aussi ordinaire et aussi commun. Si j’avais pris le temps de réfléchir, j’aurais dit les jeunes gens de qualité supérieure. Mais, avec votre éducation, vous devez savoir ces choses mieux que moi.
– Qu’est-ce que Rosy doit savoir, ma mère ? dit Fred qui s’était glissé inaperçu dans la chambre par la porte entr’ouverte, et qui vint s’appuyer le dos à la cheminée, chauffant la semelle de ses pantoufles, tandis que les deux femmes étaient penchées sur leur ouvrage.
– S’il est bien de dire : « les jeunes gens de qualité supérieure » dit mistress Vincy en tirant le cordon de la sonnette.
– Oh ! il y a tant de thés et de sucres de qualité supérieure à présent. Le mot supérieur est en train de faire partie de l’argot des épiciers.
– Allez-vous donc commencer à faire fi de l’argot ? dit Rosemonde avec une douce gravité.
– Du mauvais genre d’argot, seulement. Tout choix de mots constitue un argot. C’est à cela qu’on reconnaît les différentes classes de la société.
– Il y a l’anglais correct, qui n’est pas un argot.
– Je vous demande pardon. L’anglais correct est l’argot des fats qui écrivent des essais et de l’histoire. Et l’argot, le plus argot de tous, c’est celui des poètes.
– Je ne sais ce que vous n’iriez pas inventer, Fred, pour en arriver à vos fins.
– Eh bien, dites-moi si c’est de la poésie ou de l’argot d’appeler un bœuf « un tourne-jambe » ?
– Sans doute, cela peut s’appeler poésie, si l’on veut.
– Ah ! ah ! miss Rosy, vous ne distinguez pas la langue d’Homère de l’argot ! J’inventerai un nouveau jeu, j’écrirai sur des petits papiers des fragments de poésie et des expressions d’argot et je vous les donnerai à démêler.
– Mon Dieu ! que c’est donc amusant d’écouter la conversation des jeunes gens, dit mistress Vincy dans un élan d’admiration.
– N’avez-vous rien d’autre pour mon déjeuner, Pritchard, dit Fred au domestique qui apportait du café et des rôties ; et il faisait le tour de la table examinant le jambon, le bœuf salé et les autres restes froids avec l’air de s’en soucier médiocrement.
– Monsieur désire-t-il des œufs ?
– Des œufs ? non. Apportez-moi une côtelette grillée.
– En vérité, Fred, dit Rosemonde après que le domestique fut sorti, s’il vous faut absolument des plats chauds pour votre déjeuner, vous pourriez descendre plus tôt. Vous savez fort bien vous lever à six heures quand il s’agit d’aller à la chasse. Je ne puis comprendre pourquoi, les autres jours, vous trouvez si difficile de vous lever.
– Voilà précisément votre manque de compréhension, Rosy ! Il m’est facile de me lever de bonne heure pour aller à la chasse, parce que c’est une chose que j’aime.
– Que penseriez-vous de moi si je descendais deux heures après tout le monde et si je me commandais des côtelettes grillées ?
– Je dirais que vous êtes exceptionnellement avancée pour votre âge, dit Fred, mangeant sa rôtie avec le plus grand sang-froid.
– Je ne puis comprendre pourquoi les frères se rendraient plus désagréables que les sœurs.
– Je ne me rends pas désagréable ; c’est vous qui me trouvez ainsi. Désagréable est le mot qui exprime vos sentiments et non pas ma conduite.
– Je trouve qu’il exprime l’odeur de la côtelette grillée ?
– Point du tout. Il exprime dans votre petit nez une sensation associée à certaines idées affectées qui sont devenues classiques au pensionnat de mistress Lemon. Voyez ma mère : elle ne trouve à redire à rien, excepté à ce qu’elle fait elle-même. Elle est, pour moi, le type de la femme agréable.
– Que Dieu vous bénisse tous deux, mes enfants, et ne vous disputez plus, dit mistress Vincy avec une cordialité toute maternelle. Voyons, Fred, parlez-nous donc de ce nouveau médecin ; votre oncle en est-il satisfait ?
– Mais assez satisfait, à ce que je crois… Il fait à Lydgate toutes sortes de questions, puis il scrute attentivement sa physionomie tout en écoutant ses réponses, comme si elles lui pinçaient les doigts de pied. C’est sa manière… Ah ! voici ma côtelette.
– Mais pourquoi êtes-vous resté dehors si tard, mon cher enfant ? Vous aviez dit que vous n’alliez que chez votre oncle.
– Oh ! j’ai dîné chez Plymdale. On a fait un whist, Lydgate y était aussi.
– Et que pensez-vous de lui ? Il doit être tout à fait gentleman ; on le dit d’une très bonne famille, apparenté au meilleur monde du comté.
– Oui, répondit Fred. Il y avait chez John un Lydgate qui dépensait sans y regarder des sommes folles. J’ai découvert qu’il était son petit-cousin. Mais les hommes riches ont souvent pour petits-cousins de bien pauvres diables.
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