– Cela fait toujours une différence, cependant, d’être d’une bonne famille, dit Rosemonde d’un ton décidé qui montrait qu’elle avait réfléchi sur la matière. Rosemonde sentait qu’elle eût été plus heureuse de ne pas être la fille d’un fabricant de Middlemarch. Elle détestait tout ce qui lui rappelait que le père de sa mère avait été aubergiste. Et, en effet, toute personne qui s’en serait souvenue aurait pu trouver à mistress Vincy l’air d’une belle et joviale hôtesse accoutumée aux exigences les plus capricieuses des gentlemen.
– C’est dommage qu’il se nomme Tertius, reprit la matrone au visage rayonnant ; c’est naturellement un nom qu’on porte dans sa famille. Mais parlez-nous maintenant un peu de l’homme ; comment est-il ?
– Oh ! grand, noir, intelligent, parlant bien, un peu poseur, à ce qu’il me semble.
– Je ne sais jamais ce que vous entendez au juste par poseur, dit Rosemonde.
– Un homme qui veut montrer qu’il a des opinions à lui.
– Eh bien, mon cher, il faut que les médecins aient leurs opinions, dit mistress Vincy. Pourquoi y en aurait-il, si ce n’est pour cela ?
– Oui, ma mère, les opinions pour lesquelles on les paye. Mais un poseur est un homme qui vous fait toujours présent de ses opinions.
– Je crois que Mary Garth admire assez M. Lydgate, insinua doucement Rosemonde.
– Je ne saurais le dire, en vérité, répliqua Fred avec une certaine mauvaise humeur en se levant de table ; et, prenant un roman qu’il avait descendu, il se jeta dans un fauteuil. Si vous êtes jalouse d’elle, allez vous-même plus souvent à Stone-Court et éclipsez-la.
– Je voudrais bien que vous ne fussiez pas si vulgaire, Fred ; si vous avez fini, sonnez, s’il vous plaît.
– C’est pourtant vrai, ce que disait votre frère, Rosemonde, dit mistress Vincy quand le domestique eut débarrassé la table. Il est mille fois regrettable que vous n’ayez pas la patience d’aller voir plus souvent votre oncle, lui qui est si fier de vous et qui désirerait tant vous avoir à demeure avec lui. On ne sait pas tout ce qu’il aurait fait pour vous et pour Fred. Dieu sait si je suis heureuse de vous avoir à la maison auprès de moi ; mais j’aurais le courage, dans l’intérêt de mes enfants, de me séparer d’eux. Et maintenant il est clair que votre oncle Featherstone fera quelque chose pour Mary Garth.
– Mary Garth se résigne à l’ennui de vivre à Stone-Court, parce qu’elle aime encore mieux cela que d’être institutrice, dit Rosemonde pliant son ouvrage. Je préférerais, quant à moi, qu’on ne me laissât pas un sou, plutôt que d’endurer, pour le gagner, la toux de mon oncle et toute sa vilaine parenté.
– Il ne peut plus être longtemps de ce monde, ma chère ; je ne voudrais pas hâter sa mort, mais que peut-on attendre de bon avec son asthme et sa maladie interne ? Espérons qu’un sort meilleur lui est réservé dans l’autre monde. Je ne suis pas mal disposée du tout pour Mary Garth, mais il faut penser à la justice. La première femme de M. Featherstone ne lui a apporté aucune fortune. Ses neveux et nièces ne peuvent avoir les mêmes droits que ceux de ma sœur. Et je vous avoue que je trouve cette Mary Garth bien insignifiante ; c’est bien une fille faite pour être institutrice.
– Tout le monde ne serait pas d’accord avec vous, là-dessus, ma mère, dit Fred qui semblait capable de lire et d’écouter tout à la fois.
– Je vous entends, mon cher, dit mistress Vincy, contournant adroitement le sujet. Mais, si même elle avait plus tard quelque fortune…, vous savez, un homme épouse toujours plus ou moins les parents de sa femme, et les Garth sont si pauvres et mènent une si petite vie… Mais je vais vous laisser à vos études, mon chéri ; il faut que j’aille faire quelques emplettes.
– Les études de Fred ne sont pas bien profondes, dit Rosemonde se levant avec sa mère. Il lit un roman.
– Bien, bien… Peu à peu il ira retrouver son latin et ses livres, dit doucement mistress Vincy en caressant la tête de son fils. Il y a un bon feu dans le fumoir, tout exprès. C’est le désir de votre père, vous savez, Fred, mon enfant ; et moi, je lui dis toujours que vous serez raisonnable et que vous retournerez au collège prendre vos degrés.
Fred porta à ses lèvres, sans répondre, la main de sa mère.
– Je ne pense pas que vous sortiez à cheval, aujourd’hui ? demanda Rosemonde s’attardant un peu après le départ de sa mère.
– Non, pourquoi ?
– Papa a dit que je pourrais monter l’alezan à présent.
– Vous pourrez sortir avec moi, demain, si vous voulez. Seulement rappelez-vous que je vais à Stone-Court.
– J’ai tellement envie d’une promenade à cheval, qu’il m’est absolument égal d’aller n’importe où.
En réalité, c’était précisément une course à Stone-Court que Rosemonde avait en tête.
– Oh ! dites donc, Rosy, ajouta Fred au moment où elle sortait de la chambre, si vous allez à votre piano, laissez-moi jouer quelques airs avec vous.
– Ne me le demandez pas ce matin, s’il vous plaît.
– Pourquoi pas ce matin ?
– En vérité, Fred, que je voudrais vous voir laisser votre flûte ! Un homme a l’air horriblement niais quand il joue de la flûte ; et puis vous jouez si faux !
– Quand on viendra vous faire la cour un de ces jours, miss Rosemonde, je dirai à ce prétendant combien vous êtes aimable.
– Pourquoi serait-ce à moi de vous faire plaisir en vous écoutant jouer de la flûte, au lieu de me faire plaisir vous-même en n’en jouant pas ?
– Et pourquoi serait-ce à moi à vous emmener promener à cheval ?
La question amena un accommodement, car Rosemonde avait mis dans sa tête qu’elle ferait la promenade à cheval.
C’est ainsi que Fred put jouir pendant une heure entière de l’étude d’Ar hid y nos – Ye banks and braes et autres airs favoris de son « École du flûtiste », exercice des poumons où il mettait beaucoup d’ambition et des espérances sans limites.
La promenade à Stone-Court, que Fred et Rosemonde firent le lendemain matin, traversait une jolie campagne, des prés et des pâturages bordés de haies touffues qui offraient aux oiseaux leurs fruits de corail rouge. Chaque prairie avait sa physionomie particulière, grâce à ces menus détails, chers aux yeux qu’ils ont frappés depuis l’enfance, et qui constituent pour les êtres nés à la campagne, comme une vraie gamme de joie dans un paysage. Dans un coin du champ, entourée d’herbes humides, la mare sur laquelle les arbres se penchent avec un bruissement mystérieux ; le grand chêne abritant une place aride au milieu du pâturage ; le banc de gazon où croissent les frênes ; la pente abrupte de la vieille marnière faisant un fond rouge à la bardane verte ; les meules et les toits pêle-mêle de la ferme, à laquelle ne mène aucun chemin tracé ; la petite porte et la clôture grise sur la lisière du bois profond ; la cabane éloignée avec son vieux chaume moussu, où la lumière et l’ombre se jouent en étranges ondulations.
La route était excellente, les chemins de traverse également ; Lowick n’était pas une de ces paroisses pleines de sentiers boueux et de tenanciers pauvres ; et c’était dans la paroisse de Lowick que Fred et Rosemonde entraient après une course à cheval de deux milles ; un autre mille devait les amener à leur but. Ils n’en avaient pas fait la moitié que déjà la maison de Stone-Court apparaissait semblable à un château de pierre arrêté dans sa croissance, au moment où il allait s’achever, par un groupe de bâtiments de fermes qui l’avaient réduit à n’être autre chose que la solide demeure d’un propriétaire rural. Ils distinguèrent bientôt sur la terrasse, devant la porte d’entrée, un objet semblable à un cabriolet.
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