– Grand Dieu ! s’écria Rosemonde, pourvu que nous ne trouvions pas chez mon oncle quelque visite désagréable.
– Il y en a précisément une ; car voici le cabriolet de mistress Waule, le dernier survivant de tous les cabriolets jaunes. Quand j’y vois mistress Waule, je comprends que le jaune ait été porté autrefois comme couleur de deuil. Ce cabriolet me paraît plus funèbre qu’un corbillard. Mais aussi mistress Waule a toujours du crêpe noir. Comment fait-elle donc, Rosy ? Elle ne peut avoir constamment des amis qui meurent.
– Je n’en sais rien du tout, et elle n’est pas évangélique le moins du monde, dit Rosemonde gravement, comme si cette qualification eût justifié un crêpe perpétuel ; ni pauvre non plus ! ajouta-t-elle après un moment de silence.
– Non, par saint Georges ! Ils sont tous riches comme des juifs, ces Waule et ces Featherstone ! pour des gens comme eux, s’entend, qui n’ont pas de besoins. Et pourtant ils s’accrochent à mon oncle comme des vautours, de peur de voir leur famille frustrée d’un centime. Mais je crois qu’il les déteste tous.
Cette mistress Waule, qui était si loin de paraître charmante à ses parents éloignés, était assise au foyer de son frère, de son propre frère, ainsi qu’elle en fit la remarque d’une voix sourde, voilée, passant comme à travers de la ouate ; elle avait été Jane Featherstone vingt-cinq ans avant de devenir Jane Waule, ce qui l’autorisait à parler, quand ceux qui n’en avaient pas le droit abusaient à leur profit du nom de ce frère.
– À quoi voulez-vous en venir ? demanda M. Featherstone, qui tenait sa canne entre ses genoux et qui, rajustant sa perruque, lui lança un regard acéré dont le contre-coup, comme une bouffée d’air froid, le fit tousser.
Lorsqu’il fut calmé, que Mary Garth lui eut administré une cuillerée de sirop, il se remit alors à frotter la pomme d’or de sa canne, tout en fixant amèrement ses yeux sur le feu.
– Les médecins, dit mistress Waule, ne peuvent venir à bout de cette toux, mon frère ; c’est absolument comme moi, car je suis bien votre sœur et je vous ressemble par la constitution et par tout le reste. Mais, comme je le disais, il est malheureux que cette famille Vincy ne sache pas mieux se conduire.
– Sottise ! Ce n’est pas de cela que vous parliez ; vous disiez que quelqu’un avait abusé de mon nom.
– Et je ne disais que ce qui peut être prouvé, si ce que chacun dit est vrai. Je tiens de mon frère Salomon que, dans tout Middlemarch, on parle de la conduite dérangée du jeune Vincy ; il ne fait que jouer au billard depuis qu’il est revenu chez ses parents.
– Niaiserie que tout cela ! Une partie de billard ! C’est un jeu honnête et digne d’un gentleman ; et le jeune Vincy n’est pas un rustre. Si votre fils John se mettait à jouer au billard à présent, on dirait qu’il est fou.
– Votre neveu John n’a jamais joué au billard ni à aucun autre jeu, mon frère, et il est loin de perdre, comme le jeune Vincy, des centaines de livres qui, au dire de chacun, sortent probablement d’une autre poche que de celle de M. Vincy. Car on dit qu’il n’a cessé de perdre de l’argent depuis des années ; personne ne s’en douterait cependant à le voir continuer ses chasses et tenir toujours table ouverte. Et j’ai entendu dire que M. Bulstrode blâmait mistress Vincy de sa légèreté et de ce qu’elle gâtait ainsi ses enfants.
– Et que m’importe Bulstrode ? Il n’est pas mon banquier.
– Oui, mais mistress Bulstrode est la propre sœur de M. Vincy, et on dit que M. Vincy spécule surtout avec l’argent de la banque, et vous devez comprendre vous-même, mon frère, que, lorsqu’une femme de plus de quarante ans porte des rubans roses flottants et rit comme elle étourdiment à tout propos, tout cela est très peu convenable. Mais gâter ses enfants est une chose et trouver de l’argent pour payer ses dettes en est une autre ; et l’on dit hautement que le jeune Vincy a spéculé sur certaines espérances d’héritage. Je ne vous dirai pas quel héritage. Miss Garth me comprend et elle sera la bienvenue si elle veut parler. Je sais que les jeunes gens se tiennent toujours.
– Non, je vous remercie, mistress Waule, dit Mary Garth. Je déteste trop le scandale pour vouloir le répéter.
M. Featherstone frottait toujours la pomme de sa canne, poussant un petit éclat de rire convulsif, et, les yeux fixés sur le foyer, il reprit :
– Et qui prétend dire que Fred Vincy n’a pas de belles espérances ? Un aussi beau jeune homme, et si spirituel, peut bien y prétendre.
Après un instant de silence, mistress Waule, d’une voix qui semblait humide de larmes, mais le visage parfaitement sec, répondit :
– Qu’il ait raison ou non, mon frère, il nous est naturellement pénible, à moi et à mon frère Salomon, d’entendre abuser de votre nom ; et, votre maladie étant de nature à vous emporter subitement, cela nous chagrine de voir des gens qui ne sont pas plus Featherstone que les Merry Andrew de la faire calculer d’avance ce que vous leur laisserez de votre bien. Et moi votre sœur ? Et Salomon votre frère ?… Oh ! s’il en devait être ainsi, dans quel but alors le Tout-Puissant a-t-il institué les familles ? Ici, les larmes de mistress Waule coulèrent modérément sur ses joues.
– Arrivez au but, Jane, dit M. Featherstone en la regardant. Vous voulez dire que Fred Vincy a emprunté de l’argent à quelqu’un sur ce qu’il prétend savoir de mon testament, eh ?
– Je n’ai jamais dit cela, mon frère. Je l’ai appris hier soir par mon frère Salomon, qui est entré chez moi en revenant du marché, pour me donner des conseils à propos de mon vieux froment ; car je suis veuve, hélas ! et mon fils John, tout rangé qu’il est, n’est qu’un garçon de vingt-trois ans. Et Salomon tenait ce qu’il m’a dit d’autorités irrécusables et de plusieurs côtés.
– Sornettes que tout cela ! Je n’en crois pas un mot. C’est une histoire inventée. Allez à la fenêtre, missy, et voyez si c’est le docteur qui vient. J’ai cru entendre un cheval.
– Ce n’est pas moi qui ai inventé l’histoire, ni Salomon, qui, en dépit de ses bizarreries, et je ne nie pas qu’il en ait, a fait son testament et a partagé son bien également entre les familles auxquelles il se rattache ; quoique, pour ma part, je pense qu’il y a des moments où les uns devraient être considérés plus que les autres. Mais Salomon ne fait pas mystère de ses intentions.
– Il n’en est que plus fou, dit M. Featherstone, que reprit un violent accès de toux.
L’accès durait encore, quand Rosemonde, relevant son amazone avec infiniment de grâce, entra dans la chambre. Elle s’inclina cérémonieusement devant mistress Waule, fit de la tête en souriant un petit signe à Mary et resta debout sans bouger jusqu’à ce que la toux de son oncle, s’étant calmée, lui permît de la remarquer.
– Eh ! vous voilà, miss ? dit-il enfin. Vous avez de belles couleurs. Où est Fred ?
– Il s’occupe de nos chevaux. Il va venir.
– Asseyez-vous, asseyez-vous. – Mistress Waule, vous feriez aussi bien de vous en aller.
Les voisins mêmes qui appelaient Pierre Featherstone un vieux renard, ne l’avaient jamais accusé de fausse politesse, et sa sœur était très habituée à cette absence complète de formes qui témoignait de sa manière de comprendre les rapports de famille. Se levant lentement et sans aucun signe de ressentiment, elle dit de son ton monotone et sourd :
– Mon frère, j’espère que le nouveau médecin pourra quelque chose pour vous. J’entends dire par Salomon qu’on se loue beaucoup de son habileté. Je vous assure que je souhaite de tout mon cœur de vous voir guéri. Et personne n’est plus disposé à vous soigner que votre propre sœur et vos propres nièces, vous n’auriez qu’à dire un mot. Il y a Rebecca, et Jeanne, et Elisabeth, vous savez ?…
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