Rosemonde rougit légèrement, puis ajouta d’un air pensif :
– J’aime assez les manières hautaines, je ne puis souffrir les jeunes gens communicatifs.
– Je n’ai pas dit que M. Lydgate fût hautain, mais il y en a pour tous les goûts, comme disait notre petite Mamselle française ; et, s’il est permis à une jeune fille de choisir le genre de vanité qui lui plaît, il me semble que c’est bien à vous, Rosy.
– Le dédain n’est pas de la vanité. Un vaniteux, c’est Fred.
– Je voudrais que personne ne dît jamais pire que cela de lui. Il ferait bien d’être un peu plus sur ses gardes. Mistress Waule a été dire à mon oncle que Fred était très peu rangé…
Mary parlait comme emportée par une impulsion de jeunesse qui faisait taire son jugement. Un certain malaise s’associait pour elle à ces mots peu rangé, et elle espérait que la réponse de Rosemonde pourrait peut-être le dissiper. Mais elle se garda cependant de mentionner l’insinuation plus précise de mistress Waule.
– Oh ! Fred est abominable ! dit Rosemonde.
Avec nulle autre que Mary, elle ne se fût permis un mot si malséant.
– Qu’entendez-vous par « abominable » ?
– Il est si paresseux, il donne tant de soucis à papa, et il dit qu’il ne veut pas entrer dans les ordres.
– Je trouve que Fred a tout à fait raison.
– Comment pouvez-vous dire qu’il a raison, Mary ? Je vous croyais plus de religion.
– Il n’est pas fait pour être pasteur.
– Mais il devrait l’être.
– Eh bien, alors, il n’est pas ce qu’il devrait être. Je connais d’autres personnes qui sont dans le même cas.
– Aussi ne les approuve-t-on pas. Je ne voudrais pas épouser un pasteur. Mais il faut bien qu’il y en ait.
– Est-ce là une raison pour que Fred le devienne ?
– Mais puisque papa a fait la dépense de le faire élever pour cela ? Et supposez seulement qu’il n’ait plus tard aucune fortune ?
– Je puis très bien le supposer, dit Mary sèchement.
– Alors, je m’étonne que vous défendiez Fred, répliqua Rosemonde tenant à insister sur ce point.
– Je ne le défends pas, dit Mary en riant, mais je ne conseillerais pas à une paroisse de le prendre pour pasteur.
– Il est évident que, pour être pasteur, il devrait changer beaucoup.
– Oui, il serait un grand hypocrite et il ne l’est pas encore.
– Il n’y a rien à vous dire, Mary ; vous prenez toujours le parti de Fred !
– Pourquoi ne le prendrais-je pas ? dit Mary s’animant tout à coup. Lui aussi prendrait le mien. Il est la seule personne qui se soucie un peu de me faire plaisir.
– Vous me mettez fort mal à l’aise, Mary, dit Rosemonde avec sa douceur la plus grave ; je ne voudrais pas dire cela à maman pour rien au monde.
– Qu’est-ce que vous ne voudriez pas lui dire ? s’écria Mary en colère.
– Ne vous mettez pas en fureur, je vous prie, Mary, dit Rosemonde toujours aussi doucement.
– Si votre maman a peur que Fred ne demande ma main, dites-lui que je ne l’épouserais pas, lors même qu’il me le demanderait. Mais je ne crois pas qu’il y songe. Il ne m’en a certainement jamais dit un mot.
– Vous êtes toujours si violente, Mary !
– Et vous toujours si exaspérante !
– Moi ? Que pouvez-vous me reprocher ?
– Oh ! les gens à qui l’on n’a jamais rien à reprocher sont toujours les plus exaspérants. Mais voici que l’on sonne, je crois qu’il nous faut descendre.
– Je n’avais pas l’intention de me quereller avec vous, Mary, dit Rosemonde en remettant son chapeau.
– Nous quereller ? Quelle sottise ! Nous ne nous sommes pas querellées ! Si on ne pouvait se mettre en colère quelquefois, où serait l’avantage d’être amies.
– Faut-il que je répète ce que vous avez dit ?
– Comme vous voudrez. Je ne dis jamais rien qu’on ne puisse répéter. Descendons à présent.
M. Lydgate était en retard, ce jour-là ; mais les visiteurs de Stone-Court y demeurèrent assez longtemps pour le voir, car M. Featherstone ayant prié Rosemonde de chanter, elle fut assez aimable pour lui proposer une de ses romances favorites : Passe, passe, brillante rivière, après avoir chanté Home, sweet home, qu’elle détestait. Ce vieil hypocrite, qui aimait la romance sentimentale, applaudissait encore le dernier morceau quand le cheval de M. Lydgate s’arrêta devant la fenêtre. Il venait tous les matins à Stone-Court, et la morne perspective de cette visite quotidienne à un vieux malade désagréable, s’en prenant au médecin de ce que la médecine ne le guérissait pas, jointe au peu de charme qu’il trouvait à Middlemarch, lui faisait envisager sa situation présente sous un assez sombre jour. La brillante apparition de Rosemonde l’éclaira d’un éclat d’autant plus vif.
Le vieux Featherstone s’empressa de la lui présenter officiellement comme sa nièce, bien qu’il n’eût jamais cru nécessaire de lui parler de Mary Garth au même titre. Rien n’échappa à Lydgate dans la conduite pleine de grâce de Rosemonde. Il vit avec quelle douce gravité elle détournait l’attention que le manque de tact du vieillard avait attirée sur elle, ne laissant voir ses fossettes que pour parler à Mary ; elle s’adressa à celle-ci avec un si affectueux intérêt que Lydgate, ayant examiné Mary plus attentivement qu’il ne l’avait fait jusqu’alors, découvrit dans les yeux de Rosemonde une adorable tendresse. Mary, toutefois, pour quelque raison ignorée, paraissait en colère.
– Miss Rosy m’a chanté une romance ; vous n’avez rien contre, eh ! docteur, dit M. Featherstone ; je préfère cela à votre médecine.
– Et moi, j’ai oublié que le temps passait, dit Rosemonde se levant pour prendre son chapeau, qu’elle avait ôté avant de se mettre au piano. Et sa tête, semblable à une fleur délicate sur sa tige blanche, se dessinait dans toute sa perfection au-dessus de son amazone. – Fred, il est grand temps de partir.
– Très bien, dit Fred, qui avait ses raisons d’être de mauvaise humeur et qui désirait s’en aller.
– Miss Vincy est musicienne ? dit Lydgate la suivant des yeux.
Chaque nerf et chaque muscle de Rosemonde étaient tendus sous l’impression qu’elle éprouvait en se sentant regardée. Elle était, de nature, une admirable actrice dans tous les rôles qui faisaient partie de son extérieur ; elle savait même si bien se faire un caractère de convention qu’elle ignorait si ce n’était pas vraiment le sien.
– La meilleure musicienne de Middlemarch, je le parierais, dit M. Featherstone, quelle que soit d’ailleurs la seconde. Eh ! Fred ! parlez pour votre sœur.
– Je crains d’être ici hors de cause, monsieur. Mon témoignage ne prouverait rien.
– Middlemarch n’a pas un idéal de musique très élevé, mon oncle, dit Rosemonde avec une gracieuse insouciance, allant prendre sa cravache qui était posée un peu plus loin.
Lydgate fut prompt à la devancer ; s’emparant le premier de la cravache, il s’avança pour la lui présenter. Elle s’inclina et le regarda. Il la regardait aussi, leurs yeux se rencontrèrent de cette façon toute particulière à laquelle l’effort n’atteint jamais, et qui semble une soudaine et divine éclaircie au milieu d’un brouillard. Je crois bien que Lydgate pâlit un peu, mais Rosemonde rougit, visiblement et éprouva une sorte de surprise. Puis elle se sentit réellement très pressée de partir, et, tout en prenant congé de son oncle, elle ne comprit pas quelles stupidités il lui débitait.
En attendant, ce résultat qu’elle considérait comme significatif de part et d’autre, et qui veut dire « tomber amoureux », était précisément ce que Rosemonde avait prévu et souhaité. Depuis l’importante arrivée de Lydgate à Middlemarch, elle avait tissé tout un petit roman d’avenir dont le début obligatoire ressemblait assez à la scène qui venait d’avoir lieu. Les étrangers ont toujours le prestige de l’imprévu aux yeux des jeunes filles dont l’esprit est blasé sur le mérite de ceux qui les entourent, que ces étrangers apparaissent comme de pauvres naufragés échappés à la tempête, ou comme des personnages de marque, accompagnés d’un bagage respectable. Et il fallait un étranger au roman sentimental de Rosemonde, un amoureux et un fiancé qui ne fût pas de Middlemarch et n’eût que des relations étrangères aux siennes. Depuis quelque temps déjà, elle échafaudait son rêve sur un titre de baronnet. Maintenant qu’elle avait rencontré l’étranger, la réalité lui semblait bien plus émotionnante encore que l’attente, et Rosemonde ne pouvait douter d’être arrivée à l’heure décisive de sa vie. Elle jugeait que les symptômes qu’elle éprouvait étaient ceux d’un amour naissant, et trouvait beaucoup plus naturel encore que M. Lydgate fût tombé amoureux d’elle à première vue. Ces choses-là arrivaient si souvent au bal, pourquoi n’arriveraient-elles pas aussi à la lumière du matin, alors que le teint apparaît dans toute sa fraîcheur ? Rosemonde, sans être plus vieille que Mary, était assez habituée à ce qu’on devînt amoureux d’elle ; mais, pour sa part, elle était toujours restée indifférente, pleine d’ironique dédain pour les beaux jeunes gens et les célibataires fanés. Et voilà tout à coup ce M. Lydgate qui se trouvait répondre à son idéal, absolument étranger à Middlemarch, avec un air de distinction, marque d’une bonne naissance, et des relations de famille ouvrant des portes sur ce paradis de la classe moyenne qu’on appelle « l’aristocratie » ; c’était en outre un homme de valeur qu’il serait particulièrement délicieux de rendre esclave ; un homme enfin qui avait touché son cœur d’une façon toute nouvelle et apporté dans sa vie un intérêt ardent, plus doux que tous les projets imaginés déjà en opposition avec sa vie actuelle.
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