Le frère et la sœur, en revenant à cheval, étaient ainsi tous deux préoccupés et disposés au silence. Si le rêve de Rosemonde avait reposé sur une base fragile comme celle de tous les rêves, maintenant que les fondements en étaient jetés, son imagination devint des plus positives et entra dans les plus minces et les plus prosaïques détails ; ils n’avaient pas fait un mille que déjà elle était en plein dans les toilettes et les présentations de sa vie de femme ; elle avait choisi sa maison à Middlemarch, prévu les visites qu’elle ferait au dehors aux parents nobles de son mari dont elle s’approprierait les manières distinguées, comme elle avait acquis à sa pension les talents d’agrément ; – se préparant ainsi à des grandeurs inconnues qui pourraient bien venir plus tard. Il n’y avait ni soucis d’argent ni calculs sordides dans ses prévisions. Elle se préoccupait de ce qu’on appelle les raffinements du luxe et non de ce qui devait les payer.
D’une autre part, l’esprit de Fred était tourmenté d’une inquiétude que sa disposition naturelle à l’optimisme était insuffisante à apaiser. Il ne voyait pas de moyen d’éluder la stupide demande de Featherstone sans encourir des conséquences qui lui plaisaient encore moins que de faire la démarche. Son père était déjà mal disposé pour lui et il le serait davantage encore s’il devenait la cause d’un nouveau refroidissement entre sa famille et les Bulstrode. Enfin il détestait l’obligation d’aller lui-même trouver son oncle Bulstrode, et qui sait ? Peut-être avait-il un jour, après dîner, débité quelques folies sur la propriété de Featherstone, folies qui avaient été embellies et grossies par les bavardages. Fred sentait qu’il jouait là un misérable rôle ; se vanter de ses espérances d’hériter d’un vieil avare comme Featherstone pour aller ensuite, par ordre de ce vieil avare, quêter des certificats ! Mais – ces espérances !… il les caressait en réalité, et, en y renonçant, il n’avait pas devant lui d’alternative bien agréable ; et puis il venait de contracter une dette qui le tourmentait et que le vieux Featherstone avait presque promis de payer. Tout cela se réduisait à peu de chose : ses dettes aussi bien que ses espérances. Fred connaissait des hommes à qui il eût rougi de confesser la mesquinerie de ses dépenses. Ces réflexions l’amenèrent à une sorte d’amère misanthropie. C’était bien la peine d’être le fils d’un manufacturier de Middlemarch pour n’avoir à hériter de quoi que ce soit !… pendant que tant d’autres ! Ah ! certes la vie était une triste affaire pour qu’un jeune homme, spirituel, aimable, disposé à goûter le meilleur de toutes choses, n’eût devant lui qu’un aussi pauvre avenir !
Il n’était pas venu à l’esprit de Fred que l’introduction du nom de Bulstrode dans l’affaire pût n’être qu’une invention du vieux Featherstone ; mais ceci même n’eût rien changé à la situation. Ce qui était clair pour Fred, qui croyait pénétrer jusqu’au fond de l’âme de son oncle Featherstone, c’est que le vieillard voulait user de son pouvoir en le tourmentant un peu et se donner en même temps la satisfaction de le mettre en mauvais termes avec Bulstrode. Et maintenant, la question était de savoir s’il parlerait à son père, ou s’il essayerait de se tirer d’affaire tout seul. C’était mistress Waule (il n’en doutait pas) qui avait fait ces rapports sur lui, et si Mary Garth avait répété ses propos à Rosemonde, il était sûr que l’affaire arriverait aux oreilles de son père, – et tout aussi sûr que celui-ci l’interrogerait. Comme ils ralentissaient le pas de leurs chevaux, Fred dit à Rosemonde :
– Rosy, Mary vous a-t-elle dit que mistress Waule eût répété quelque chose sur mon compte ?
– Oui, certainement.
– Et quoi donc ?
– Que vous étiez un jeune homme fort dissipé.
– Est-ce là tout ?
– Il me semble que cela suffit, Fred.
– Êtes-vous sûre qu’elle n’ait rien dit de plus ?
– Mary ne m’a point parlé d’autre chose. Mais vraiment, Fred, n’êtes-vous pas honteux ?
– Hein ! quoi ?… Ne me faites pas la leçon ; qu’en a dit Mary ?
– Je ne suis pas forcée de vous le dire. Vous vous inquiétez fort de ce que dit Mary – et vous êtes trop grossier pour me laisser parler.
– Certainement, je m’inquiète de ce que dit Mary. C’est la meilleure fille que je connaisse.
– Je n’aurais jamais cru qu’on pût devenir amoureux d’elle.
– Quelle prétention avez-vous de savoir comment les hommes deviennent amoureux ? Les filles ne le savent jamais.
– Au moins, Fred, permettez-moi un conseil. Tâchez de ne pas tous éprendre d’elle : car elle m’a dit qu’elle ne vous épouserait pas, quand même vous le lui demanderiez ?
– Elle pouvait attendre que je le lui eusse demandé.
– Je savais que cela vous vexerait, Fred.
– Pas du tout. Elle ne l’aurait pas dit si vous ne l’y eussiez provoquée.
Avant d’arriver à la maison, Fred prit le parti de raconter toute l’affaire aussi simplement que possible à son père ; celui-ci prendrait peut-être sur lui la tâche désagréable de parler à Bulstrode.
LIVRE II
VIEUX ET JEUNES
CHAPITRE PREMIER
Après avoir entendu le récit de son fils, M. Vincy résolut d’aller voir M. Bulstrode à la Banque, à une heure et demie, heure à laquelle on le trouvait généralement seul. Mais quelqu’un était déjà avec lui et l’entretien promettait d’être long.
Le banquier avait la parole aussi abondante que facile, et il perdait un temps considérable en petites pauses méditatives. Il avait, avec l’air maladif, la pâleur de teint des blonds, les cheveux légers, bruns, parsemés de mèches grises, les yeux gris clair et le front large. Les gens habitués à parler fort lui trouvaient la voix sourde, concédant que ce genre de voix n’était pas, d’ailleurs, incompatible avec une certaine franchise.
M. Bulstrode avait, lorsqu’il écoutait parler quelqu’un, une attitude penchée de déférence, et dans les yeux une attention fixe et soutenue qui faisaient croire aux gens se jugeant dignes d’être écoutés qu’il cherchait à tirer le meilleur parti possible de leurs discours. D’autres, au contraire, qui ne s’attendaient pas à faire jamais grande impression, n’aimaient pas cette espèce de lanterne morale braquée sur eux. Si vous n’êtes pas fier de votre cave, vous n’éprouvez pas de joie particulière à voir votre invité présenter son verre à la lumière pour l’examiner en connaisseur. Aussi l’attention scrupuleuse de M. Bulstrode n’était-elle agréable ni aux puritains ni aux pécheurs de Middlemarch ; ceux-ci le traitaient de méthodiste, les autres de pharisien. Les curieux auraient bien voulu savoir qui étaient son père et son grand-père, n’ayant jamais entendu, parler d’un Bulstrode à Middlemarch vingt-cinq ans auparavant. Pour Lydgate, qu’il recevait en ce moment, ce regard scrutateur était chose bien indifférente ; il se forma simplement une opinion défavorable de la santé du banquier, et il en conclut qu’il devait vivre d’une vie intérieure agitée et fiévreuse, ne le laissant guère jouir des choses du dehors.
– Je vous serai extrêmement obligé si vous venez me trouver ici, à l’occasion, de temps à autre, monsieur Lydgate, fit le banquier après une courte pause. Si, comme j’ose l’espérer, j’ai la bonne fortune de trouver en vous un auxiliaire précieux dans la direction de l’hôpital, il y aura bien des questions dont nous aurons besoin de causer ensemble. Quant au nouvel hôpital qui est presque achevé, je réfléchirai à ce que vous m’avez dit de l’avantage qu’il y aurait à le destiner principalement aux fiévreux. La décision sur ce point me regarde spécialement, car bien que lord Medlicote ait donné le terrain et ait contribué à la construction, il n’est pas disposé à s’occuper personnellement de l’affaire.
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