– Que dites-vous de ce beau morceau d’antithèse ? dit l’Allemand, cherchant sur la figure de son compagnon une admiration répondant à la sienne. Ici, étendue, la beauté antique, qui n’a rien d’un cadavre même dans la mort, fixée dans le ravissement suprême de sa perfection physique ; et là, debout, près d’elle, la beauté qui vit, qui respire, avec l’empreinte des siècles chrétiens dans son cœur. Mais elle devrait porter un costume de religieuse ; il me semble qu’elle a un peu l’air de ce que vous appelez un quaker ; je l’habillerais en religieuse dans mon tableau. Quoi qu’il en soit, elle est mariée, j’ai aperçu un anneau de mariage à cette merveilleuse main, sans quoi j’aurais pris le Geistlicher blafard pour son père. J’ai vu qu’il la quittait il y a un bon moment, et c’est tout à l’heure que je l’ai retrouvée dans cette pose sublime. Mais qui sait ? C’est peut-être un richard, et il voudrait peut-être faire faire le portrait de sa femme ! Ah ! la voilà qui s’en va ! Suivons-la jusque chez elle !
– Non, non, répondit son compagnon, avec un léger froncement de sourcils.
– Vous êtes étrange, Ladislaw. Vous m’avez l’air frappé. Est-ce que vous la connaissez ?
– Je sais qu’elle est mariée à un petit cousin, à moi, dit Will Ladislaw, descendant la longue salle d’un air préoccupé, tandis que son compagnon l’observait avec intérêt.
– Comment ! Le Geistlicher ! Il m’a plutôt l’air d’un oncle, ce qui est un degré de parenté plus utile.
– Il n’est pas mon oncle. Je vous dis qu’il est mon petit cousin, reprit Ladislaw avec quelque irritation.
– Bien, bien. Ne vous fâchez pas. Vous ne m’en voulez pas, parce que je trouve que madame Petite-Cousine est la plus parfaite jeune madone que j’aie jamais vue ?
– Fâché ! Quelle sottise ! Je ne l’ai jamais vue qu’une fois et encore pendant deux minutes, quand mon cousin me l’a présentée avant mon départ d’Angleterre. Ils n’étaient pas mariés alors. Je ne savais pas qu’ils dussent venir à Rome.
– Mais, à présent, vous irez les voir ; vous découvrirez bien leur adresse, puisque vous savez leur nom. Voulons-nous aller à la poste ? Et puis vous pourrez leur parler du portrait.
– Le diable soit de vous, Naumann ! Je ne sais pas du tout ce que je ferai. Je ne suis pas aussi enflammé que vous.
– Bah ! c’est parce que vous n’êtes qu’un amateur, un dilettante. Si vous étiez artiste, vous verriez dans madame Petite-Cousine la forme antique animée par le sentiment chrétien, une sorte d’Antigone chrétienne, la force physique tempérée par la passion spirituelle.
– Oui, et je verrais aussi que le but principal de son existence était de vous servir de modèle, la divinité atteignant le plus haut degré de perfection, uniquement parce que vous aurez couvert de couleur votre morceau de toile. Amateur tant que vous voudrez. Mais je ne pense pas que tout l’univers tende et converge à l’obscure signification de vos tableaux.
– Mais si fait, mon cher ! L’univers y tend, jusque dans ma personne, à moi, Adolphe Naumann : cela est évident, dit le bon peintre posant sa main sur l’épaule de Ladislaw, et sans se laisser déconcerter par l’accent inexplicable de mauvaise humeur qui perçait dans le ton de son ami : Voyez un peu ! Mon existence présuppose l’existence de l’univers, n’est-ce pas ? Ma fonction est de peindre, et, en qualité de peintre, je me fais une conception générale de votre arrière-grand’tante ou arrière-grand’mère, comme motif de peinture ; par cela même, l’univers se rattache à mon tableau à l’aide du crochet ou de la pince qu’il a créée sous la forme de mon être, n’est-ce pas clair ?
Will ne put résister à cette bonne humeur imperturbable, et le nuage qui couvrait son front s’évanouit en un rire lumineux.
– Venez maintenant, mon ami, – vous m’aiderez ? dit Naumann d’un ton plein d’espoir.
– Non, sottise, Naumann ! Les ladies anglaises ne sont pas des modèles au service de chacun. Et puis vous prétendez exprimer trop de choses avec votre peinture. Vous auriez fait, et voilà tout, un portrait plus ou moins bon, avec un fond quelconque, qui aurait plu à quelques connaisseurs, déplu à d’autres. Et qu’est-ce que le portrait d’une femme ? Dessin et couleur sont peu de chose, après tout. C’est fait pour troubler et obscurcir les conceptions au lieu de les élever. Le langage est un interprète autrement noble.
– Oui, pour ceux qui ne savent pas peindre. Ici, vous avez bien raison. Je ne vous ai jamais engagé à faire de la peinture, vous, mon ami.
L’aimable artiste venait de lancer sa flèche, mais Ladislaw ne voulut pas en paraître piqué. Il continua comme s’il n’avait rien entendu :
– Le langage nous représente une image bien plus complète, et d’autant meilleure encore, quand elle a un peu de vague. Après tout, la véritable faculté de voir est en nous, et la peinture nous frappe l’œil comme une imperfection constante. C’est surtout devant des portraits de femme que je sens cela. Comme si une femme n’était qu’un simple plan coloré. Vous restez devant, à attendre qu’elle bouge et qu’elle parle. Il y a des nuances jusque dans chaque battement de sa respiration, elle change d’un moment à l’autre. Tenez, cette femme que vous venez de voir : comment peindriez-vous sa voix, s’il vous plaît ? Mais sa voix est bien plus divine encore que tout ce que vous avez vu d’elle.
– Je vois, je vois ! Vous êtes jaloux. Personne ne doit se flatter de pouvoir jamais peindre votre idéal. C’est sérieux, mon ami ! Votre grand’tante ! Der Neffe als Onkel pris au tragique ! horreur !
– Nous finirons par nous fâcher, Naumann, si vous appelez encore cette dame ma tante.
– Comment faut-il l’appeler alors ?
– Mistress Casaubon.
– Bien, supposons que je fasse sa connaissance malgré vous, et que je découvre qu’elle ait très fort envie de faire faire son portrait.
– Oui, supposons ! dit Will Ladislaw d’un ton sourd et grondeur, voulant détourner la conversation. Il se sentait irrité pour des motifs ridiculement insignifiants, qui n’étaient guère même qu’un produit de son imagination. Pourquoi tant d’histoires à propos de mistress Casaubon ? Et pourtant il lui semblait que quelque chose venait de lui arriver, qui le rapprochait d’elle.
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