Fred, tout irrité qu’il fût, avait en lui assez de sensibilité pour plaindre ce vieillard auquel personne ne portait ni affection ni respect, et qui, marchant péniblement avec ses jambes enflées, semblait plus digne de pitié que jamais. Tout en lui donnant le bras, il se trouvait heureux de n’être pas lui-même un vieillard épuisé, à la santé détruite ; il s’arrêta de bonne grâce, d’abord devant la fenêtre pour entendre les remarques habituelles de son oncle sur les pintades et sur la girouette, puis devant la petite étagère à livres dont les gloires principales étaient : Josephus, Culpepper, la Messiade de Klopstock et quelques volumes du Gentleman’s Magazine.
– Lisez-moi les titres des livres ; allons, mon ami, vous avez été au collège, vous.
Fred lui lut les différents titres.
– Quel besoin missy avait-elle de nouveaux livres ? Pourquoi lui en apportez-vous toujours de nouveaux ?
– Pour la distraire. Elle aime la lecture.
– Elle l’aime trop. Elle voulait se mettre à lire quand elle était auprès de moi ; mais j’y ai coupé court. Elle me lit mon journal à haute voix tous les matins, et cela suffit pour la journée, à ce qu’il me semble. Je ne puis souffrir la voir lire pour elle-même. Retenez bien ce que je vous dis, et ne lui apportez plus de livres, entendez-vous !
– Oui, monsieur, j’entends.
Fred avait déjà reçu la même défense auparavant, et y avait secrètement désobéi. Il comptait bien y désobéir encore.
– Sonnez, Fred, dit M. Featherstone. Je désire que Mary descende.
La conversation de Rosemonde et de Mary avait eu plus d’animation que celle de leurs amis de l’autre sexe. Sans songer à s’asseoir, elles restèrent debout près de la fenêtre et Rosemonde, ôtant son chapeau devant la table de toilette, rajusta son voile et lissa doucement du bout des doigts ses cheveux d’un blond idéal, qui n’était ni jaune ni couleur de lin. En contraste avec la franche simplicité de Mary Garth le miroir renvoyait à Rosemonde l’image d’une nymphe la regardant avec des yeux d’un bleu céleste, assez profonds pour renfermer toutes les admirables pensées qu’un témoin ingénieux eût voulu y mettre, et assez profonds aussi pour cacher les pensées peut-être moins admirables de leur propriétaire. Il y avait peu d’enfants à Middlemarch qui parussent blonds à côté de Rosemonde et la taille svelte que dessinait son amazone avait des ondulations délicates.
Le fait est que la plupart de hommes à Middlemarch (ses frères exceptés), regardaient miss Vincy comme la meilleure fille du monde, et quelques-uns même l’appelaient un ange. Mary Garth, au contraire, avait l’apparence d’une pécheresse ordinaire ; elle était brune, ses cheveux noirs, frisés, étaient durs et rebelles ; elle était petite, et il ne serait pas vrai de dire comme antithèse à ces défauts qu’elle possédait toutes les vertus. La laideur comme la beauté a ses tentations et ses vices ; elle ne sait pas toujours feindre l’amabilité et elle est capable de montrer désagréablement sa mauvaise humeur ; il est bien permis cependant à la compagne d’une charmante créature d’éprouver une impression peu agréable à s’entendre toujours traiter de laideron à côté d’elle. À l’âge de vingt-deux ans, Mary n’avait certainement pas acquis encore cette parfaite sagesse et ces fermes principes que l’on recommande d’ordinaire aux jeunes filles peu favorisées du sort, comme s’il était possible de les absorber en doses toutes préparées avec le parfum de résignation nécessaire. Sa finesse était empreinte d’une teinte d’amertume satirique qui reparaissait toujours et ne la quittait jamais complètement, sauf lorsqu’un courant irrésistible de gratitude faisait déborder son cœur envers ceux qui, au lieu de lui dire qu’elle devait se trouver heureuse, faisaient quelque chose pour son bonheur.
Sa figure sans beauté avait gagné avec l’âge et appartenait à cette bonne médiocrité que les femmes de notre race ont portée de tous temps, et sous toutes les latitudes, ornée d’une coiffe plus ou moins seyante. Rembrandt eût aimé à la peindre et à mettre en relief sur la toile ses traits un peu rudes avec leur honnêteté intelligente ; car l’honnêteté et la sincérité étaient les vertus dominantes de Mary ; elle n’essayait ni de faire naître des illusions sur son compte, ni de s’en créer à ses propres yeux, et, quand elle était de bonne humeur, elle avait assez d’esprit pour se moquer d’elle-même. En se trouvant avec Rosemonde soudain réfléchie dans la glace, elle s’écria en riant :
– Quelle tache noire je fais à côté de vous, Rosy ! Vous êtes pour moi la plus désavantageuse des amies !
– Oh ! non, personne ne songe à votre extérieur, vous êtes si bonne et si utile ! La beauté est réellement une chose bien secondaire, dit Rosemonde tournant la tête vers Mary, tout en cherchant des yeux à suivre dans la glace cette nouvelle attitude de son cou.
– Vous voulez dire ma beauté, répliqua Mary d’un ton légèrement sardonique.
Vraiment cette pauvre Mary, pensa Rosemonde, prenait de travers les choses les plus tendres.
Elle ajouta à haute voix :
– Qu’avez-vous fait ces derniers temps ?
– Moi ? Oh ! je me suis occupée de la maison, j’ai versé des tisanes, j’ai eu l’air d’être aimable et contente et je suis arrivée à me faire une fâcheuse opinion des autres.
– C’est une triste vie que vous avez là.
– Non, dit Mary sèchement. Je préfère ma vie à celle de votre miss Morgan.
– Oui ; mais miss Morgan est si peu intéressante, et puis elle n’est plus jeune.
– Elle est intéressante à ses propres yeux, je suppose, et je ne suis pas sûre que tout devienne plus facile à mesure qu’on vieillit.
– Non, dit Rosemonde, pensive et distraite ; on se demande comment peuvent vivre de telles personnes sans nul avenir devant elles ; à vrai dire, il y a la religion qui leur est certainement d’un grand secours. Mais, ajouta-t-elle en souriant, mais votre situation à vous, Mary, est toute différente et il se pourrait bien que l’on vous demandât en mariage.
– Quelqu’un vous en a-t-il annoncé l’intention ?
– Non, sans doute. Je veux dire que quelqu’un, vous voyant à peu près tous les jours, pourrait bien devenir amoureux de vous.
Il se produisit sur la figure de Mary un changement d’autant plus marqué qu’elle s’était promis de ne rien laisser paraître.
– Est-ce de se voir tous les jours qui fait que l’on devient amoureux ? répliqua-t-elle avec insouciance ; il me semble que c’est tout aussi souvent une raison d’apprendre à se détester.
– Pas lorsque les gens sont intéressants et agréables, comme est, dit-on, M. Lydgate.
– Oh ! M. Lydgate ! dit Mary passant visiblement à l’indifférence la plus complète. Vous désirez savoir quelque chose de lui.
– Je voudrais seulement savoir comment vous l’aimez ?
– Il n’est pas question d’aimer pour le moment. Mon affection a toujours besoin d’un peu de tendresse pour s’allumer. Je ne suis pas assez magnanime pour aimer les gens qui me parlent sans avoir l’air de me regarder.
– Est-il si dédaigneux ? reprit Rosemonde avec une satisfaction croissante. Vous savez qu’il est d’une très bonne famille…
– Non, il ne m’a pas fait valoir cet avantage.
– Quelle étrange fille vous êtes, Mary ! Mais comment est-il de sa personne ? dépeignez-le-moi.
– Comment peut-on dépeindre un homme ? Voici, si vous y tenez, un inventaire de sa personne : des sourcils épais, des yeux noirs, le nez droit, des cheveux noirs et abondants, les mains grandes, fortes, blanches et… voyons… qu’a-t-il encore ?… Ah ! oui, un délicieux mouchoir de batiste. Mais vous le verrez, du reste. Vous savez que c’est à peu près le moment de sa visite.
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