– Armez le cabestan ! Sang et tonnerre ! Sautez ! Et les hommes se ruèrent aux anspects.
Lorsqu’un navire fait effort pour déraper son ancre, la place généralement occupée par le pilote est à l’avant du navire. C’est là que se tenait Bildad qui, tout comme Peleg – qu’on se le dise – en plus de ses autres qualifications, était l’un des pilotes brevetés du port ; on le soupçonnait d’avoir acquis ce brevet à seule fin d’économiser la redevance qu’il aurait dû verser à un pilote de Nantucket pour tous les navires où il avait des intérêts, car on ne l’avait jamais vu piloter d’autres bâtiments. On pouvait donc voir Bildad très occupé à regarder par-dessus la proue pour surveiller l’apparition de l’ancre, chantant par moments un couplet de ce qui semblait être un psaume lugubre destiné à encourager les hommes au guindeau qui, eux, braillaient avec conviction un refrain où il était question des filles de Booble Alley. Il n’y avait pas trois jours, toutefois, que Bildad leur avait dit qu’aucune chanson profane ne serait tolérée à bord du Péquod , et moins que jamais au moment où l’on lèverait l’ancre ; Charité sa sœur avait déposé sur la couchette de chaque marin un fascicule de morceaux choisis de Watts.
Pendant ce temps, surveillant l’arrière du navire, Peleg se démenait et jurait de la plus terrifiante manière. Je fus sur le point de croire qu’il allait envoyer le bateau par le fond avant qu’on ait pu amener l’ancre ; involontairement j’immobilisai mon anspect et conseillai à Queequeg de faire de même, songeant aux dangers que nous courions tous deux avec un diable pareil comme pilote. Je me consolai cependant à la pensée que le pieux Bildad assurerait notre salut en dépit de sa 777e part, lorsque je sentis soudain un coup brutal me défoncer le derrière, me retournant, je fus horrifié de surprendre le capitaine Peleg en flagrant délit de retirer son pied. Ce fut mon premier coup de pied au cul.
– C’est comme ça qu’ils virent sur la chaîne dans la marine marchande, hein ? rugit-il ; saute, tête de veau, saute, romps-toi l’échine ? Pourquoi ne sautez-vous pas, dis-je, vous tous – allons ! Quohog ! Saute. Toi et tes favoris rouges, saute ; toi, le béret écossais, que ça barde ; toi, remue tes pantalons verts ; sautez, vous tous, dis-je, et que les yeux vous sautent de la tête ! » Ce disant, il se promenait près du guindeau, en faisant ici et là un usage très libéral de son pied, tandis que l’imperturbable Bildad psalmodiait toujours. Le capitaine Peleg, me disais-je, a dû boire un coup aujourd’hui.
Enfin, l’ancre fut levée, les voiles hissées et nous glissâmes sur l’eau. C’était un jour de Noël aigre et froid, et tandis que la courte journée nordique se fondait déjà en nuit, nous nous trouvâmes presque en plein océan hivernal dont l’écume gelée nous saisissait dans une étincelante armure de glace. Les longues rangées de dents des pavois luisaient au clair de lune, et pareils aux défenses d’ivoire de quelque gigantesque éléphant, d’immenses glaçons se recourbaient à la proue.
En tant que pilote, le décharné Bildad était chef du premier quart et, de temps en temps, tandis que le vieux bâtiment plongeait profondément dans la verte mer et en faisait jaillir les paillettes d’une gerbe qui le givrait tout entier, et tandis que le vent mugissait et que vibraient les cordages, on l’entendait chanter assidûment :
Au-delà des flots qui enflent, les douces prairies
Se tiennent prêtes en éclatantes robes vertes
Ainsi apparut aux Juifs le vieux pays de Chanaan
Dont les flots du Jourdain les séparaient encore…
Jamais douces paroles ne furent plus douces à mes oreilles qu’alors. Elles chantaient l’espérance et l’abondance. En dépit de cette glaciale nuit d’hiver sur le rude Atlantique, en dépit de mes pieds mouillés et de ma vareuse détrempée, il y avait pourtant, me sembla-t-il alors, plus d’un port accueillant à m’attendre ; et des prés et des clairières où un printemps éternel gardait intacte, jusqu’à la mi-été, la jeunesse d’une herbe fraîche et vierge de pas.
Enfin nous fûmes assez au large pour que les pilotes ne fussent plus nécessaires. La robuste embarcation à voiles qui avait navigué de conserve avec nous nous aborda.
Il était curieux et point déplaisant de voir à quel point ce moment critique affectait Peleg et Bildad, plus particulièrement le capitaine Bildad. Il avait le regret du départ, le regret très profond de quitter pour de bon un navire appareillant pour un si long, si périlleux voyage, au-delà des deux caps tempétueux, un bateau sur lequel étaient investis quelques milliers de ses dollars durement acquis, un bâtiment qui avait pour capitaine son ancien camarade de bord, un homme presque aussi vieux que lui, partant une fois de plus à la rencontre de toutes les terreurs d’une mâchoire sans merci, il avait le regret de dire au revoir à tout ce qui, pour lui, débordait d’intérêts de toute nature et le pauvre vieux Bildad s’attarda longuement ; il arpenta le pont à grands pas inquiets, descendit en courant jusqu’à la cabine pour y dire un dernier mot d’adieu, remonta sur le pont et regarda au vent, regarda vers l’étendue sans fin de la vaste mer que nulle terre ne limitait plus jusqu’aux lointains et invisibles continents de l’est ; regarda vers la côte et regarda le ciel ; regarda à droite et puis à gauche ; regarda partout et nulle part, amarra machinalement une manœuvre courante à son cabillot, saisit convulsivement la main du vigoureux Peleg, et levant un fanal, le regarda héroïquement pendant un moment en plein visage comme pour dire : « Pourtant, ami Peleg, je peux supporter cela, oui je le peux. »
Quant à Peleg, lui, il prenait la chose avec plus de sagesse, mais malgré toute sa philosophie, le fanal approché de trop près révéla une larme brillante. Lui aussi, il courut de la cabine au pont : un mot en bas, un mot à Starbuck le second.
Puis enfin, après un dernier regard circulaire, il se tourna vers son compère : « Capitaine Bildad, allons vieux camarade, il nous faut partir. Coiffez la grande vergue ! Ohé du canot ! Parez à l’accostage ! Doucement, doucement ! Allons, Bildad, mon garçon, dis ton dernier mot. Bonne chance Starbuck, bonne chance Monsieur Stubb, bonne chance Monsieur Flask – au revoir et bonne chance à vous tous – et dans trois ans jour pour jour un souper fumant vous attendra dans le vieux Nantucket. Hourra et en route ! – Dieu vous bénisse et vous ait en sa sainte garde, murmura le vieux Bildad de façon presque inintelligible, j’espère que vous aurez du beau temps afin que le capitaine Achab soit bientôt parmi vous ; un beau soleil, voilà tout ce dont il a besoin et vous en aurez largement dans les tropiques vers lesquels vous partez. Soyez prudents dans votre chasse, vous les seconds. Ne maltraitez pas inutilement les pirogues, vous les harponneurs, les bons bordés de cèdre blanc ont monté de trois pour cent au cours de l’année. N’oubliez pas non plus vos prières. Monsieur Starbuck, veillez à ce que le tonnelier ne gaspille pas les douvelles de rechange. Oh ! les aiguilles à voiles sont dans le coffre vert ! Ne chassez pas trop les jours du Seigneur, hommes, mais ne laissez pas non plus passer une belle occasion, ce serait repousser les dons du Ciel. Jetez un œil sur le tierçon de mélasse, Monsieur Stubb, il coule un peu, je crains. Si vous relâchez dans les îles, Monsieur Flask, méfiez-vous de la fornication. Au revoir, au revoir ! Ne gardez pas ce fromage trop longtemps dans la cale, Monsieur Starbuck, il s’abîmerait. Économisez le beurre, vingt cents la livre il coûte, et prenez garde, si…
– Allons, allons, capitaine Bildad assez palabré, en route ! sur ces mots, Peleg le pressa de passer la muraille et tous deux sautèrent dans l’embarcation.
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