– Très sombre, très sombre, dit Élie. Bien le bonjour à vous !
Une fois de plus, nous le quittâmes, mais une fois de plus il vint en tapinois derrière nous, et me touchant une fois de plus à l’épaule, il dit :
– Vous tâcherez d’essayer de les retrouver à présent, n’est-ce pas ?
– Retrouvez qui ?
– Bien le bonjour à vous, bien le bonjour ! entonna-t-il une fois de plus, puis s’éloignant, il ajouta : Oh ! j’allais vous mettre en garde contre… mais peu importe, peu importe… c’est tout un, tout en famille aussi. Il gèle dur ce matin, n’est-ce pas ? Adieu à vous ! Je ne vous reverrai pas de sitôt, m’est idée, à moins que ce ne soit devant le Grand Tribunal. Sur ces divagations, il partit enfin, me laissant, sur l’instant, stupéfait d’une impudence aussi éhontée.
À bord du Péquod , régnait un profond silence, pas une âme ne bougeait. La porte de la chambre était fermée de l’intérieur, les panneaux d’écoutilles étaient tous en place et encombrés de glènes de filins. Nous dirigeant vers le gaillard d’avant, nous trouvâmes le panneau de l’écoutillon ouvert. Voyant une lumière, nous descendîmes et ne découvrîmes qu’un vieux gréeur, enveloppé dans une vareuse d’ordonnance en lambeaux. Couché de tout son long sur deux coffres, à plat ventre, le visage enfoui entre ses bras croisés, il dormait du plus profond sommeil.
– Ces marins que nous avons vus, Queequeg, où peuvent-ils avoir passé ? demandai-je en regardant ce dormeur d’un air soupçonneux. Mais il apparut que, lorsque nous étions sur le quai, Queequeg n’avait rien remarqué de ce à quoi je faisais allusion à présent, aussi j’aurais cru à une illusion d’optique, n’eût été la question, inexplicable alors, posée par Élie. Mais je chassai cette pensée et, jetant un regard sur le dormeur, je suggérai facétieusement à Queequeg de veiller le corps, l’invitant à s’installer à cette fin. Il posa la main sur l’arrière-train de l’homme, comme pour tâter s’il était assez moelleux, puis, sans autre forme de procès, il s’y assit tranquillement.
– Miséricorde ! Queequeg ne vous asseyez pas là, lui dis-je.
– Oh ! joli bon siège, dit Queequeg, mon pays coutume. Fera pas mal figure lui.
– Sa figure ! dis-je, vous appelez ça sa figure ? Elle a une mine fort bienveillante alors ; mais comme il a de la peine à respirer ; levez-vous, Queequeg, vous êtes lourd, vous lui écrasez la figure, à ce pauvre. Debout, Queequeg ! Il va vous secouer de là, bientôt. Je m’étonne qu’il ne se réveille pas.
Queequeg s’installa alors juste derrière la tête du dormeur et alluma son tomahawk-pipe. Je m’assis aux pieds. Nous nous passions la pipe par-dessus le dormeur. Tout en fumant, répondant à sa manière incohérente aux questions que je lui avais posées, Queequeg me laissa entendre que, dans son pays, en l’absence de causeuses et de sofas d’aucune espèce, les rois, les chefs et tous les grands en général avaient coutume d’engraisser quelques individus des basses classes en guise de divans, et de meubler ainsi une maison très confortablement, vous n’aviez qu’à acheter huit ou dix paresseux et à les disposer dans les trumeaux et les alcôves. D’autre part, ils présentaient de gros avantages lors d’une promenade, ils étaient de beaucoup supérieurs à ces chaises de jardin qu’on peut replier afin qu’elles servent de cannes car, lorsque l’occasion s’en présente, le chef peut transformer son escorte en canapé s’il désire s’asseoir sous un arbre croissant peut-être dans un sol humide ou marécageux.
Tout en racontant son histoire, chaque fois que je lui repassais la pipe, Queequeg en brandissait le côté hache sur la tête du dormeur.
– Pourquoi faites-vous cela, Queequeg ?
– Joli facile touer lui, oh ! joli facile…
Il évoquait de sauvages souvenirs au sujet de sa pipe-tomahawk qui semblait avoir eu la double fonction de défoncer le crâne de ses ennemis et d’apaiser son âme, lorsque le gréeur endormi attira notre attention. La fumée acre avait complètement rempli ce trou resserré et commençait à agir sur lui ; il respirait comme s’il avait été bâillonné, puis il présenta des troubles nasaux, se tourna enfin une ou deux fois, puis s’assit et se frotta les yeux.
– Holà ! souffla-t-il finalement, qui êtes-vous, fumeurs ?
– Des enrôlés, répondis-je, quand est-ce qu’il part ?
– Oui, oui, vous partez avec, hé ? Il part aujourd’hui. Le capitaine a rejoint le bord la nuit dernière.
– Quel capitaine ? Achab ?
– Qui sinon lui ?
J’allais lui poser d’autres questions au sujet d’Achab lorsque nous entendîmes un bruit sur le pont.
– Holà ! Starbuck est debout, dit le gréeur. C’est un second actif, celui-là, bon diable et pieux, mais tout à fait actif à présent, faut que j’aille. Sur ce, il monta sur le pont où nous le suivîmes.
Le soleil se levait. Les hommes arrivaient par groupes de deux ou de trois, les gréeurs se démenaient, les seconds s’affairaient et plusieurs hommes à quai s’empressaient à embarquer encore les derniers colis. Pendant ce temps, le capitaine Achab demeurait invisible, enchâssé dans sa cabine.
CHAPITRE XXII
Joyeux Noël
Enfin, vers midi, après qu’on eut renvoyé les gréeurs à terre, après que le Péquod eut été remorqué loin de l’estacade, et que la prévenante Charité ait fait sa dernière apparition dans une baleinière avec son dernier présent : un bonnet de nuit pour Stubb, le deuxième second, son beau-frère, et une Bible de rechange pour le cambusier, après tout cela, les deux capitaines Peleg et Bildad sortirent de la cabine et Peleg demanda, en se tournant vers le second :
– À présent, monsieur Starbuck, êtes-vous sûr que tout soit en ordre ? Le capitaine Achab est parfaitement prêt, je viens de lui parler, plus rien à prendre à terre, hein ? Alors, appelez tout l’équipage, rassemblement à l’arrière… le diable les emporte !
– Inutile de blasphémer, même si le temps presse, Peleg, dit Bildad, mais va, ami Starbuck, et exécute notre ordre.
Quoi ! Jusqu’à l’extrême dernière minute avant le départ, le capitaine Peleg et le capitaine Bildad gardaient la haute main sur le commandement comme s’ils allaient être co-officiers en mer comme ils semblaient l’être au port. Quant au capitaine Achab, rien ne trahissait son existence, mais il était, disaient-ils, dans sa cabine. Tout donnait à penser que sa présence n’était à aucun égard nécessaire aux préparatifs d’appareillage, ni pour mener le navire en haute mer. En vérité, cela ne le concernait en rien, c’était l’affaire du pilote ; d’autre part, comme il n’était pas tout à fait remis – disaient-ils – le capitaine Achab restait dans sa cabine. Tout cela paraissait assez naturel. Dans la marine marchande en particulier, nombre de capitaines ne se montrent sur le pont que fort longtemps après avoir levé l’ancre, mais restent à la table de la cabine, célébrant leur départ avec leurs amis qui demeurent à terre avant qu’ils ne quittent tout de bon le navire avec le pilote.
Mais les chances de pouvoir méditer étaient minces car le capitaine Peleg débordait à présent d’activité ; il semblait que ce fût lui et non Bildad qui tînt le plus de discours et donnât le plus d’ordres.
– À l’arrière, eh vous fils de célibataires ! criait-il aux hommes qui s’attardaient au grand-mât. Monsieur Starbuck, expédiez-les à l’arrière. Abattez la tente, là ! fut l’ordre suivant. Comme je l’ai déjà dit, cette marquise en fanons n’était jamais dressée qu’au port, et à bord du Péquod ; depuis trente ans, on savait bien que l’ordre d’abattre la tente suivait immédiatement celui de lever l’ancre.
Читать дальше