Le grand chien beige croisé devant la grille s’invitant au pèlerinage, Gabriela longea le champ de croix sommaires où reposaient les pauvres de Santiago. Son cœur se serra devant le cimetière des enfants, les boîtes de jeux sur les autels miniatures, les cerfs-volants, les doudous crasseux battus par les pluies… Le chien errait sur ses pas, reniflant on ne sait quoi. Gabriela suivit le long mur d’enceinte, tourna à gauche au bout de l’allée 6.
Les restes de Víctor Jara avaient été transférés à l’ombre d’un bougainvillier, une tombe sans fioritures où deux guitares prenaient l’eau malgré l’auvent et le rosier blanc qui les protégeaient. Des bijoux de pacotille ou artisanaux pendaient au-dessus de la stèle. On y trouvait aussi des statuettes, des roses dans des vases, des fleurs en plastique dans de simples bocaux, ainsi qu’un livre d’or rempli de témoignages et de mots d’amour d’un peuple qui ne pouvait pas oublier.
Víctor Jara…
Gabriela ne savait pas quel passe-droit Esteban avait pu obtenir, depuis quand il avait notifié ses dernières volontés chez un notaire, mais sa dépouille reposait désormais à quelques pas de celle du martyr chilien.
La famille Roz-Tagle avait dépêché un émissaire à San Pedro d’Atacama, chargé de ramener le corps de leur fils. La vidéaste n’avait pas assisté aux obsèques, qui avaient eu lieu le matin même « dans la plus stricte intimité ». Elle ne tenait pas à voir ses parents, ses frère et sœur, sans doute vexés qu’Esteban ait refusé de rejoindre le caveau familial… Gabriela approcha, les mains moites sous le soleil. Une gerbe un peu prétentieuse ornait la sépulture. Le style Roz-Tagle, loin, si loin de leur fils… Le chien qui l’escortait se réfugia à l’ombre de l’auvent, langue pendante. Gabriela saisit le carnet Moleskine dans son sac à main, relut l’épitaphe qu’Esteban lui avait donnée avant de mourir, la petite chanson de Catalina pour son Colosse qui manquait à son livre…
Les hirondelles se sont rassemblées
Sereines,
Sur des fils barbelés,
Comme elles j’attends
Couchée dans l’herbe
Un signe du temps,
L’été s’est étouffé
On l’a pendu
Dans le jardin,
Balancé
Foutu
À la casse,
Reste tes yeux
Tes yeux de glacier bleu
Qu’on dit
À la casse
J’emporte les séquelles
Les blessures,
Et les morsures du ciel
Du verre pilé
Dans les poumons
Des collisions
Ta voix a disparu
On l’a pendue
Dans le jardin,
Balancée
Foutue
À la casse,
Reste tes yeux
Tes yeux de glacier bleu
Qu’on dit
À la casse,
Tu n’as laissé dans la chambre
Qu’une violente odeur de peau
Elle est là qui s’en balance
Petite brise dans les rideaux
Reste tes yeux
Tes yeux de glacier bleu
Qu’on dit
À la casse…
Quand Esteban l’avait-il écrite ? Dans le bungalow de bord de mer où ils avaient fait l’amour pour la dernière fois ? Avait-il pressenti qu’il se ferait tuer sur le salar , que son roman s’achèverait avec elle, avec sa propre mort ?
Gabriela était trop dévastée pour imaginer les réponses adéquates. Elle ne savait plus si le passage d’Esteban dans sa vie était une nouvelle épreuve sur le chemin de la machi, ce que deviendrait le monde sans lui : elle glissa l’épitaphe dans le carnet, qu’elle déposa sur sa tombe.
L’Infini cassé , leur histoire d’amour.
L’histoire de leur pays…
Le temps se disloqua. Le temps mapuche, où la rationalité winka n’a pas de prise. Gabriela ferma les yeux pour ne pas pleurer. Des images macabres tirées de sa chambre noire ressurgirent aussitôt, qui la firent frissonner. Elle avait filmé la mort d’Esteban dans l’Atacama, son exécution près du lac, des images terribles qu’elle avait intégrées dans son film… Maintenant que tout était fini, il ne restait plus qu’un trou noir dans son cœur, un vide cosmique où s’égarait son esprit. Un séisme. Ils avaient joué avec le feu des volcans et le feu les avait réduits à un tapis de cendres. Gabriela voulut se coucher sur lui, si proche encore, s’allonger sur le corps froid de son marbre, se répandre là jusqu’à ce qu’elle soit vieille ridée de larmes, elle voulait vomir les pleurs ravalés dans sa chambre de montage où Esteban était mort vingt fois, mais le chien dressa la truffe et émit un bref aboiement en direction de l’allée.
Une apparition brouilla ses ondes magnétiques.
— Salut…
Camila était là, cinq mètres à peine, dans sa petite robe noire à bretelles. Elle approcha de Gabriela comme si elle risquait de se casser.
— C’est Stefano qui m’a dit que tu étais là…
Camila l’avait eu tout à l’heure au téléphone, mais ce n’est pas pour ça qu’elle avait filé au cimetière.
— Dis… C’est quoi ce film que tu m’as envoyé ?
Un ovni. Une bombe documentaire qui pulvériserait la vieille classe politique : Schober, le juge Fuentes, la police, tous les symboles du pouvoir encroûté qu’elles défiaient depuis leurs premières manifs étudiantes en prenaient pour leur grade. La députée était prête à faire éclater l’affaire au grand jour, à envoyer des copies du film aux médias, The Clinic , les sites web, Señal 3, toute son équipe parlementaire était sur le coup. Ils feraient tomber ces crapules, vengeraient leurs morts. Camila parlait de justice, de juges indépendants, pour en finir avec cette clique impunie qui avait troqué les écussons contre des cols blancs, elle lui donnait du courage pour affronter la suite mais Gabriela ne réagissait pas. Elle restait prostrée devant la stèle d’Esteban, hantée par ses visions. Sa mort.
Camila fit un pas vers elle, dont les cils clignaient à peine, et doucement l’enlaça. Gabriela ne broncha pas, anéantie, sentit bientôt son cœur battre contre le sien. Était-ce le contact de ses bras qui la ramenait au monde, la simple compassion, la tendresse ? Les images morbides du salar s’évanouirent peu à peu dans la brise, oiseaux de malheur. Un trop-plein d’émotions lui nouait le ventre : Gabriela enfouit son visage dans les cheveux de son amie pour s’y cacher, y disparaître à jamais, mais Camila releva son joli menton et lui sourit, invincible.
— Viens… Gab. Viens, je te ramène.
Leur génération n’avait pas peur, de rien, elles l’avaient juré. Gabriela se laissa entraîner dans l’allée du cimetière et, abandonnant au chien l’idée de les suivre, s’accrocha au bras de Camila qui cette fois ne la lâcherait pas — elles avaient tellement de choses à se dire…
En guise de bibliographie
La biographie d’un livre peut se résumer par la seule inspiration, magie des artisans, ou par une aventure humaine plus ou moins incertaine. Celle de Condor aura duré près de quatre ans, commençant par des lectures chiliennes — parmi les livres les plus marquants, ceux de Pierre Kalfon, comme toujours excellent, Un chant inachevé par la veuve de Víctor Jara —, puis des voyages, des rencontres, Karla Mapuche, Sergio Nahuel son ombre dans la lune, la machi Ana, José Luis el divino maricón , Cacho corazón toujours rebelde , après quoi des première, deuxième, troisième versions pourries épuisant mes lectrices — Gwen, Stef, Clem — et enfin un éditeur, cheval fougueux transformé pour l’occasion en bête de trait — six versions à se coltiner, la dernière corrigée la veille de l’envoi aux épreuves. Une belle histoire, dure, comme le Chili.
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