Caryl Férey - Plutôt crever

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Si votre meilleure copine vous offre pour vos trente ans les Mémoires de Lacenaire et un calibre .44 dans une boîte à chaussures, méfiez-vous ! Lisez au moins le mode d’emploi. C’est ce qu’aurait dû faire Fred avant d’abattre le député Rogemoux et de prendre la fuite à travers la Bretagne, en voiture, à vélo, à pied ou en kayak… Il aurait trouvé le carnet et les étranges QCM d’Alice. Il aurait vu les six balles creuses et les petits papiers. Il n’aurait pas été traqué par toutes les polices de France et ne serait pas devenu le gibier d’un terroriste basque aux tendances psychopathes. Il n’aurait surtout pas eu dans son sillage, comme une ombre dévorée de colère, le flic borgne Mc Cash. Lui ne lâchera jamais. Fred et Alice non plus. Quoi qu’il advienne. Plutôt crever !
Né en 1967, Caryl Férey a fait ses classes en Bretagne. Il s’est donc mis à voyager, à rencontrer des gens qui, aujourd’hui, donnent chair à ses livres. Il écrit aussi pour les enfants, la musique, le théâtre…

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Caryl Férey

Plutôt crever

(Une enquête de Mc Cash)

à Pascale M.,

pour le mode d’emploi — au propre comme au figuré…

… à Lionel C. — qui n’en veut pas.

Partout où la volonté de vivre n’émane pas spontanément de la poésie individuelle, s’étend l’ombre du crapaud crucifié de Nazareth.

Raoul VANEIGEM, Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations

1

Le contraire du sens

Je n’ai jamais lavé ma voiture — plutôt crever. Avec Alice on la traitait de poubelle mais en réalité c’était une 504 Peugeot bleu métallisé, fleuron de l’industrie automobile française à l’époque où le pays dérivait encore vers une démocratie de (super) marché.

En attendant, le monde que je découvrais ce matin-là avait changé. Il avait même changé du tout au tout… C’était pourtant un de ces dimanches comme tant d’autres, lent, inutile, a priori sans danger. Dans ma tête, le silence était si profond qu’on aurait pu y jeter des cailloux. De notre fuite la veille, je ne gardais que des flashs, les enseignes du Géant-Casino sous la bruine, les ombres de la forêt à la sortie de la ville, Alice au volant, livide, et moi qui regardais mes mains comme celles d’un autre…

La peur de se faire attraper était passée, pas l’envie de dégueuler.

Alice était là, à moitié avachie sur le siège en skaï. Elle non plus ne disait rien. On venait de garer la Poubelle sur la place d’un village, en face de la boulangerie. Balayant les rues, une brise tiède se cognait aux portes closes comme un facteur analphabète. Ce n’était pas Tijuana et le mythe de la frontière qu’on passe à gué poursuivi par les fédéraux mais déjà le désert — Louvigné-du-Désert, un village à la lisière de la Manche, toujours au garde-à-vous après cinquante ans de départementale. À droite, des maisons de granit aux rideaux blancs tirés, à gauche un bistrot de campagne, une fontaine à pompe et un fleuriste en liquidation : sous les marronniers de la place, j’aperçus deux gosses en mobylette mais pas l’ombre d’un flic…

Alice s’étira en miaulant. Elle dit qu’elle avait mal au cou, qu’elle avait faim, qu’il faisait beau, que la boulangerie d’en face était ouverte.

Après notre bout de nuit passé à écouter les moustiques tournoyer dans l’habitacle, elle aussi avait besoin de se rafraîchir les idées. Elle claqua la portière, tapota les flancs de la Poubelle comme ceux d’une bête à flatter pour sa course, puis laça ses tennis blanches contre le pare-chocs. Enfin elle se redressa et, de l’index, commença à dessiner des signes mystérieux sur le capot. Je la regardais faire, dans un brouillard définitif, me demandant ce que je pouvais bien faire dans ce village perdu alors que la frousse me collait au train.

Son dessin achevé, Alice repoussa la mèche qui gribouillait du vent sur son nez avant de venir taguer ma joue par la vitre ouverte.

— Tu te sens comment ?

Le bout de son doigt était tout noir.

— Bof, dis-je en massant mes cervicales. J’ai mal au crâne de la cuite d’hier soir…

Elle frotta son œil boursouflé.

— C’est souvent comme ça quand on ne s’est pas amusé.

Tu parles d’un euphémisme… Alice portait ce matin un pantalon trop grand, un tee-shirt de fille, une chemise déboutonnée et une paire de lunettes noires qu’elle ne quitterait pas de sitôt — un moustique l’avait piquée cette nuit, à la paupière.

— La boulangerie est ouverte, dit-elle, tu veux…

Mais un vacarme assez épouvantable laissa sa phrase en suspens ; les gamins en mobylette se ruaient sur nous, la mine sévère derrière les casques à mangeoire. Alice grimaça tandis que, passant à notre hauteur, les gosses nous saluèrent d’une pittoresque roue arrière.

J’ai désigné les blancs-becs :

— Je leur casse la gueule si tu veux ?

Ça l’a fait sourire jusqu’à la boulangerie. Il n’y avait pourtant pas de quoi : je venais de tuer un homme. Or j’étais comme tout le monde, quelqu’un que l’idée de tuer terrifie. Ou plutôt terrifiait. Car ce matin, c’était pire…

J’allumai une cigarette, la première de la journée, pas bonne : le petit déjeuner était encore dans la boulangerie. Depuis le pare-brise, j’apercevais la silhouette d’Alice derrière les étalages. Sur le coup, je ne savais plus trop quoi penser. Comme meilleure amie, on pouvait rêver moins tordue. Ou empoisonnée…

Tout avait commencé la veille, quand j’étais passé la prendre à la gare de Rennes : Alice venait du Pays basque où elle résidait. Notre départ en vacances était initialement prévu le lendemain mais l’idée de m’accompagner au mariage d’un vieux copain ne lui disait qu’à moitié : côte nord ou pas, ce genre de rituel lui fichait un cafard de tous les diables, si bien qu’à l’attaque de la pièce montée, quand Alice m’avait proposé une escapade jusqu’à Cancale, je n’avais pas hésité…

On a fumé un stick d’herbe au bout de la jetée, déjà à moitié cuits, en regardant le ciel tomber sur le port envasé à marée basse. Je ne savais pas qu’Alice avait un plan derrière la tête, j’avais la mienne prise dans un étau et si j’essayais de cacher mon amertume pour ne pas polluer mon amie avec mes problèmes, elle ne fut pas dupe longtemps :

— Qu’est-ce qu’il y a ? Tu as l’air tout sombre…

— Bah : c’est le soir qui tombe.

— Arrête tes conneries, tu veux ?

Son intelligence fine, son humour épistolaire et son goût du mystère alimentaient ma fibre subversive mais, jusqu’à présent, je l’avais tenue loin des histoires de la petite… Je sortis la lettre qui depuis deux jours traînait dans ma poche. Une missive administrative, que je lui tendis sans un regard, de peur de me trahir. Alice parcourut les premières lignes, un peu étonnée.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Une lettre du juge des affaires familiales.

— Je vois bien. Qui c’est cette gamine ?

— Lis.

Elle lut.

— Merde, dit-elle enfin.

— Ouais.

— Tu ne m’avais pas dit que tu avais une sœur, fit-elle.

— Je la connais à peine… Et puis les choses se sont précipitées ces derniers temps…

Je recrachai la fumée du stick qui me brûlait les poumons. Alice gambergeait : une petite sœur, quand même, j’aurais pu lui en parler… J’en aurais cassé le ciel en deux.

— Qu’est-ce que tu vas faire si l’appel est rejeté ? demanda-t-elle.

— Je ne sais pas.

Elle écrasa le joint sur les planches du ponton et ouvrit son petit sac à dos… Je mesurais la distance qui me séparait du bout du monde quand Alice posa une boîte à chaussures sur mes genoux, empaquetée dans du papier journal.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Ton cadeau d’anniversaire, répondit-elle.

J’avais eu trente ans un mois plus tôt.

— Tu sais bien que je m’en tamponne.

— C’est un cadeau un peu spécial…

Les yeux d’Alice pétillaient sec. Ça sentait le coup fourré, pas le guet-apens.

Le papier journal s’envola dans un courant d’air. Je n’avais jamais vu de Smith & Wesson : celui-ci était chromé. Sur le coup on ne peut pas dire que je l’aie trouvé beau (c’était une arme à feu), mais je dois avouer que l’objet avait une drôle d’allure dans ma main. Je l’avais d’abord soupesé :

— Dis donc, c’est lourd.

— Ça doit être une question d’habitude.

Alice n’était pas joyeuse, juste inquiétante. Dans la boîte à chaussures, il y avait également un livre, les Mémoires de Lacenaire, sur lesquelles naviguaient six balles de gros calibre et une trousse de couture : à l’intérieur, deux petites pinces d’acier, un crayon bic, du papier à cigarettes et une épingle à chapeau.

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