Caryl Férey - Utu

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D'origine maorie, Jack Fitzgerald s'était engagé dans la police suite aux disparitions inexpliquées de son épouse et de sa fille sur une île de Nouvelle-Zélande. L'annonce de son suicide, après la mort d'un chaman indigène aux pratiques occultes effroyables, ne convainc pas son ancien bras droit. Osborne, spécialiste de la question maorie, revient sur les traces de son ami et par la même occasion sur son propre passé. Hana, celle qu'il appelle « ma femme » et qu'il connaît depuis l'enfance, croise de nouveau sa route. Les disparitions continuent. Une réalité glaçante se dessine. Au pays du utu, la vengeance comme les gènes, se transmet dans le sang…
Caryl Férey, né en 1967, écrivain, voyageur et scénariste, s'est imposé comme l'un des chef de file du thriller français avec la publication de
et
en 2012. Grand Prix de littérature policière 2008 et Grand Prix des lectrices de Elle 2009, rocker dans l'âme, Caryl Férey est également le père littéraire de Mc Cash, un flic borgne sans prénom croisé dans
et dans
de Joe Strummer. « L’intrigue, violente, ficelée avec dextérité, et l’écriture, ciselée comme un coutelas, font de ce
un roman explosif : une autopsie radicale de l’enfer humain. »
Martine Laval,

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CARYL FÉREY

Utu

Un thriller chez les Maoris

à Sergio T.G.,

cougar.

à Audrey,

Sœur de rage, de joie calanchée,

Et d’aucune sérénité.

Quand le masque de l’homme s’applique au visage de la terre, elle a les yeux crevés.

R. CHAR

NOTE DE L’AUTEUR

Utu est la suite de Haka (Gallimard, « Folio policier »), bien qu’on puisse les lire dans les deux sens.

Dans la première partie, Jack Fitzgerald, le chef de la police d’Auckland, enquête sur une série de meurtres particulièrement barbares. C’est en remontant la piste du tueur qu’il croise la route d’un inquiétant chaman maori, Zinzan Bee, gardien d’un charnier où reposent les restes d’humains… Si l’auteur des crimes sexuels est finalement éliminé, la mort prématurée de Fitzgerald a laissé des zones d’ombre. Celles-ci.

I

UN GOÛT DE CAILLOU

0

Soudain, Paul Osborne eut envie d’uriner. Une envie oppressante. N’importe où ferait l’affaire. Il distinguait à peine la masse des autres disséminés sur le sable : il y avait cette cabane blanche au bout de la plage, l’air vibrant dans ses poumons et cette rumeur qui le prenait au ventre et l’aspirait, cette rumeur qui tirait sur son sexe et l’aspirait… Le soleil d’abord s’affaissa : ses genoux fléchirent, puis cédèrent. Étouffant un cri, Osborne s’écroula sur le sable. Hyperthermie, effets secondaires de peurs anciennes ou de pilules, il ne put retenir la brûlure qui irradiait son ventre : un filet d’urine coula de son pantalon.

Quand il rouvrit les paupières, la rumeur avait disparu. Restaient les gens, sur la plage, par centaines.

Bondi Beach était la plage branchée de Sydney : ici on ne tolérait pas les laids, encore moins les gros. Paul Osborne n’était ni l’un ni l’autre mais sa façon de patauger dans le sable et l’odeur qu’il dégageait faisaient glousser les filles alanguies sur les serviettes voisines ; de jolies filles qui arrondissaient leurs angles, les fesses modelées dans des maillots à la mode et qui ne demandaient pas mieux que de passer du bon temps.

Ébloui par le soleil, il tâtonna dans ses poches et trouva une paire de lunettes. Les branches étaient tordues mais elles tenaient à peu près sur son nez. Le plus dur était maintenant de se relever.

— Hey man ! Y a queque chose qui va pas ?

Roulant sur le dos, Osborne vit une sorte de life guard au sourire californien qui le surplombait, les mains sur les hanches. Le colosse portait un slip de bain moulant et un tee-shirt maculé de rouge sang, déchiré par les mâchoires d’un requin — un grand blanc selon l’imaginaire collectif.

— Oh ! J’te cause ! Qu’est-ce tu cherches comme ça ?

Mon cadavre, connard, pensa-t-il, mais occupé par sa vessie, Osborne n’émit qu’un vague grognement. Le blondinet s’enhardit, comme porté par la foule.

— Dégage, c’est compris ? Et va te laver, putain : tu pues !

Une des filles pouffa bruyamment ; les autres l’imitèrent, à court d’idées. Le beach boy adressa un sourire féroce à son public et se pencha vers l’homme vautré à ses pieds.

— Oh ! T’entends ce que j’dis ?!

Une voix de femme tempéra alors ses ardeurs.

— Arrêtez ! Laissez-le !

Une petite brune posta son bikini jaune safran devant l’athlète qui, tel un maquignon, l’évalua de haut en bas.

— Je suis infirmière, dit-elle, laissez-le : vous voyez bien qu’il est malade…

Sous son chapeau de paille malmené par la brise, la jeune femme rougissait de colère. Osborne ne savait d’où sortait cette fille mais elle avait de jolies chevilles.

Mary Sparks travaillait au service de nuit de l’hôpital public de Sydney : si Osborne ne la reconnaissait pas, on lui avait ramené plusieurs fois sa carcasse, notamment la semaine dernière, quand une patrouille l’avait retrouvé inconscient dans une poubelle municipale. Non seulement c’était idiot, mais en plus c’était dangereux. Infirmière par vocation, Mary aimait les hommes en général, et Osborne en particulier : elle avait profité du coma pour le déshabiller et le mettre à cuver dans une chambre aérée de l’hôpital. Son corps, tout en muscles, était couvert de bleus. Les jointures de ses mains aussi étaient écorchées. Il avait de belles mains pourtant, des épaules solides, une peau cuivrée diablement douce (elle l’avait vérifié), et un visage d’ange endormi qui se transformait sitôt qu’il s’éveillait. Osborne avait des yeux de tigre : c’est du moins l’image que Mary en avait gardée quand, sortant brusquement de son coma, il l’avait trouvée penchée au-dessus de lui, nu…

Il y eut un moment de flottement sur la plage de Bondi. À court d’arguments, le life guard s’esclaffa :

— C’est pas une raison pour saloper la plage !

Mary Sparks haussa les épaules. Certain d’avoir eu le dernier mot, le colosse singea une grimace de dégoût avant de retourner à ses oies. La jeune femme eut enfin un regard pour Osborne qui, toujours à ses pieds, semblait très affairé par le port de ses lunettes.

— Bon, Paul, quand vous aurez trouvé vos coudes, vous pourrez penser à vous tenir convenablement ? Les lavabos sont en face de vous, à une vingtaine de mètres… (Elle rattrapa son chapeau de paille.) Vous avez besoin d’aide ou vous pouvez vous débrouiller tout seul ?

Osborne bredouilla un « foutez-moi la paix » assez inefficace, puis essuya le sable fiché sur ses lèvres. La fin de sa nuit restait une énigme : seule une persistante odeur d’éther émanait encore de sa veste. Combien de temps avait-il divagué avant d’atteindre la mer ? Combien d’heures avait-il gagnées sur le réel ? Trois ? Quatre ?

Quand il se hissa sur ses jambes, la fée des plages avait disparu, ne laissant qu’une brise poussiéreuse alentour.

Son costume noir était infect, l’urine collait à son pantalon en une rosée poisseuse mais il tenait debout. Osborne s’éloigna, pressé par le regard de la foule. En marchant sur le sable tiède, il constata qu’il avait perdu une chaussure. La gauche, son meilleur pied. De dépit, il abandonna la droite avant de se réfugier dans la cabane qui faisait office de lavabos.

Les souvenirs revenaient par strates. Il tituba un peu devant l’émail des toilettes, rattrapa in extremis ses lunettes avant qu’elles ne tombent dans la pisse des autres et s’accrocha à sa braguette comme un naufragé à son bout d’épave. Entre ses doigts, son sexe était mou, rabougri… Osborne respira en grand mais l’éther lui donnait le tournis. Il vomit. Bile, aigreur, relent d’alcool, crachats, sang, bile.

Il se rinça la bouche et croisa son visage dans la glace. L’œil fiévreux, rouge de larmes, les cheveux bruns, dans un désordre de kermesse, six pieds de haut, tout en ruine… Osborne hocha la tête. Après tout, on se déplaçait encore du monde entier pour l’Acropole : comme ruine, il avait sa chance.

Il sortit des toilettes, en apesanteur. Dans sa bouche, quelque chose lui rappelait que le monde était mort et qu’il ne s’était même pas déplacé pour les obsèques.

*

Dans les années soixante, Bondi Beach était le point de chute de la racaille, des no hopers , des délinquants et des surfeurs qu’on retrouvait parfois pendus par les pieds et exposés le long de la digue. Bondi était aujourd’hui l’endroit privilégié des nouveaux riches de Sydney, avec ses cafés chic et ses promenades.

Là, Osborne attendait le bus pour King’s Cross, adossé à un poteau. Sous ses chaussettes, le bitume était chaud. Une vieille aborigène somnolait sous la verrière, une foule de sacs plastique répandus à ses pieds comme autant d’enfants égarés.

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