Caryl Férey - Haka

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D'origine maorie, Jack Fitzgerald est entré dans la police après que sa fille et sa femme ont mystérieusement disparu sur une île de Nouvelle-Zélande. Pas la moindre trace. Juste la voiture vide et le souvenir d'un geste de la main, d'un sourire radieux…
Vingt-cinq ans ont passé. Jack est devenu un solitaire rapide à la détente, un incorruptible « en désespoir stationnaire ». La découverte sur une plage du cadavre d'une jeune fille au sexe scalpé ravive l'enfer des hypothèses exacerbées par le chagrin. Aidé par une brillante criminologue, Jack, devant les meurtres qui s'accumulent, mènera l'enquête jusqu'au chaos final…
Écrivain, voyageur, Caryl Férey est né en 1967. Il écrit pour la musique, le théâtre et la radio. La publication de Utu, deuxième volet publié en Série Noire d’une série romanesque consacrée aux Maoris de Nouvelle-Zélande, l’a révélé comme l’un des espoirs confirmés du thriller français.

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Caryl Férey

Haka

À Tom Hunt, Kieren Barry & Francesca King, gens de Nouvelle-Zélande.

J’ai bien reçu
Tous les messages
Ils disent qu’ils ont compris
Qu’il n’y a plus le choix
Que l’esprit qui souffle
Guidera leurs pas
Qu’arrive le dernier temps où
Nous pourrons parler
Alors soyons désinvoltes
N’ayons l’air de rien…
Quand la pluie de sagesse
Pourrit sur les trottoirs
Notre mère la Terre
Étonne-moi

TOSTAKY

Première partie

EXTRAIRE LE DARD D’UNE GUÊPE EN VOL

1

Naturellement. C’était forcément une chose vomie mille fois qui lui tordait le ventre. Et chaque matin, Jack Fitzgerald pouvait mesurer l’ampleur du chaos ; une partie d’infini qu’aucun stratagème mathématique ne comblerait jamais. Il l’avait juré.

Sa famille avait disparu. Depuis, Jack allait se réfugier dans la chambre isolée au fond du couloir, celle de la gamine. Il n’en ressortait qu’à l’aube, moribond, sans larmes, à moitié fou. Outre les photos, exposées aux murs par dizaines, il avait réuni là dossiers, ordinateurs, cartes d’état-major, témoignages divers et autres rapports de police liés à leur disparition. De cette histoire, Jack connaissait tout mais ne savait rien. Avec le temps, la chambre de la petite était devenue son bureau parallèle, une sorte de cimetière sans tombe : tant qu’on n’aurait pas retrouvé les corps, il resterait son propre fossoyeur — et accessoirement capitaine de la police d’Auckland.

Ce petit manège durait depuis bientôt vingt-cinq ans. Fitzgerald en avait aujourd’hui quarante-cinq et sombrait peu à peu vers le Pandémonium de son seul imaginaire. Car ce qui le poussait à se réfugier dans le bureau secret relevait plus du comportement psychotique que du rite obsessionnel. Dans le langage psychiatrique, la fonction était précise : il entretenait son délire.

D’après les experts, c’était la seule façon de guérir.

D’après lui, c’était la seule raison de vivre.

Jack habitait Mission Bay, une de ces agréables bicoques posées sur pilotis, en équilibre entre les flancs des collines et la baie d’Auraki. À l’image des femmes qu’il côtoyait à l’occasion, les pièces étaient reléguées à des endroits de passage : la cuisine servait à manger, le salon à recevoir — ce qui n’arrivait pas — et la chambre à coucher. Sous le préau, un vestibule stockait le bordel accumulé depuis toutes ces années (il s’agissait en majorité des affaires d’Elisabeth, affaires qu’il ne s’était jamais vraiment résolu à jeter). Il avait longtemps gardé la photo de sa femme sur la table de nuit, une photo en noir et blanc où elle semblait incroyablement jeune, et puis il l’avait jetée, un jour de grand vent…

Le jour se levait, encore timide. Jack passa un œil par la fenêtre du bureau. En contrebas, le très sélect Yacht Club de Mission Bay faisait dodeliner ses mâts enrubannés de fanions. Plus loin, la baie clapotait mollement sous les tiédeurs de décembre. Jack se leva sans un regard pour les photos accrochées aux murs, ferma la porte comme si la petite venait de s’y endormir et marcha dans ses pensées jusqu’au bar de la cuisine. Un bar américain comme on dit, avec une cafetière entartrée et des empreintes de tasses vieilles d’une semaine.

Il s’étira sous les crépitements monolithiques de la machine. Ce soir, on fêtait Noël. Dans la maison, le silence pesait son poids d’absence.

Sept heures du matin. Fitzgerald avait beau les piétiner, ses pensées se relevaient de tout. Même d’un oubli. Il songea à sa femme : peut-être qu’à ce moment précis Elisabeth hurlait quelque part, peut-être qu’elle lui crachait ses cordes vocales à la figure pour qu’il la sauve, la sauve enfin, peut-être même qu’elle n’avait plus que des cancers dans la gorge à force d’avoir crié comme ça après lui. Peut-être.

Vingt-cinq ans, ça fait beaucoup d’échos.

Tocsin de ses mauvais pressentiments, la sonnerie du téléphone retentit dans son coin de salon. Il décrocha, une cigarette à la bouche pour ramasser les poubelles d’une nuit trop courte.

La voix du sergent Bashop s’englua dans la mélasse de vingt-cinq années de gueule de bois.

— Fitz ? On vient de trouver une fille sur la plage de Devonport. Morte.

Mauvais miracle, il retrouva tous ses esprits.

— Quand ça ?

— Au petit matin. Des promeneurs.

— Homicide ?

— On dirait. La fille a le sexe scalpé.

— Hein ?

— Le pubis a été scalpé, s’enroua Bashop. Pour le reste, faudra voir le rapport d’autopsie.

Jack réfléchit à toute allure : Elisabeth, Elisabeth… avec un peu de chance, il y avait peut-être un rapport, un lien, une chose lointaine, un espoir, n’importe quoi…

— J’arrive.

— Attendez ! Il faut d’abord que vous passiez au bureau. Le professeur Waitura vous y attend. Ordre du procureur du district. Waitura est une spécialiste en criminologie. De l’université de Christchurch.

L’île du Sud. Autant dire le trou du cul du monde.

— Bon, et elle est comment ?

— Mieux foutue que sa gueule, si vous voulez mon avis !

— Non.

Jack raccrocha ; Bashop lui laissait la sensation d’une feuille d’aluminium sur un plombage.

Une femme. N’importe quoi. Continuant de maugréer, il s’habilla d’un costume sixties acheté aux puces de Newmarket un jour de petite déprime, d’une paire de chaussures anglaises et d’un visage passe-partout, histoire de faire bonne figure. La dernière gorgée de café avait un goût de réglisse. Fitzgerald ouvrit la porte qui menait au préau, porte qu’il fit claquer comme un juron dans son dos.

Dehors, la température grimpait déjà dans le ciel malade. Le regard du policier hoqueta sur une Honda gris métallisé garée en bordure de la maison. Il allongea le cou vers le jardin où sa femme de ménage replantait quelques fleurs amochées ; avec le soleil brutal de l’été, leurs pétales colorés avaient commencé de se flétrir.

Helen aimait les fleurs vivantes. Lui, ça dépendait des fois.

Sentant qu’on l’observait, la femme se retourna. Malgré ses efforts, Jack avait sa tête des mauvais jours : les épaules renfrognées dans son mètre quatre-vingt-huit, le cheveu salé sur les tempes, les traits ciselés sur sa peau mate, la tendresse anéantie au fond de tout ça, et aussi des yeux ardents, des yeux de cinglé, vert foncé, avec de jolies taches jaunes à l’intérieur.

« Désespoir stationnaire », évalua Helen en connaisseuse.

La femme de ménage lui adressa un signe de la main, un sourire timide. Un pétale de rose blanche s’était accroché à son gilet bleu. Au lieu de lui dire, il se contenta d’un bref bonjour avant de monter dans sa voiture, une Toyota à boîte automatique.

Jack Fitzgerald détestait les automatiques. Helen, ça dépendait des fois — son amour l’agaçait.

*

Partant de Mission Bay, la mer vous accompagnait jusqu’à Auckland. Après le pont de Tamaki et l’aquarium de Kelly Tarltorn, sorte de Cousteau local, les beaux quartiers de Parnell s’étendaient jusqu’à la City : boutiques européennes du dernier chic, restaurants aux enseignes soignées, terrasses animées de golden boys pas trop pressés de s’enrichir, tout était réuni pour évoquer le bien-être discret d’un pays oublié en bas à droite du planisphère.

Fitzgerald remonta l’avenue à vive allure, chassant les mémères fardées contre les trottoirs, puis bifurqua à Newmarket pour atteindre le centre-ville et ses buildings couleur ciel. Auckland s’éveillait sous les effluves de croissanteries françaises. Traversant les zébras de Shortland Street, un jeune avocat s’énervait après le nœud de sa cravate. Pendant que la radio locale délirait à pleins tubes, Jack pensait à tous ces abrutis — les gens. Pour eux, il n’était qu’un phénomène d’acculturation modèle, un Maori de seconde souche qui aurait grandi parmi les flics jusqu’à en définir l’élite, le symbole d’une justice pour tous, une sorte de totem avec des squelettes vivants qui tournent autour.

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