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Ils achetèrent un sandwich à la volée d’une échoppe. Midi tapait dans le temps comme une brute ordinaire. La Toyota roulait le long de champs encore verdoyants. Jack balança la fin de son sandwich au thon par la vitre ouverte. Une mouette en vol le manqua de peu. Ann avait à peine entamé le sien. Les tomates avaient un sale goût rance. Elle reprit le dossier où elle l’avait laissé.
— Carol travaillait à l’abattoir de Devonport, un endroit où j’imagine la sensualité réduite à un tablier de plastique pour éviter que le sang des bestiaux n’infeste la peau. Son premier job après le collège et une année passée à glander…
— Qui vous a raconté tout ça ?
— Katy Larsen, sa colocataire. Je l’ai eue tout à l’heure au téléphone. Quant à Carol, inutile de chercher du côté de ses parents : ils habitent Wellington et ont coupé les ponts avec leur fille depuis deux ans. C’est une famille très croyante qui avait mis tous ses espoirs dans leur fille unique. Ils n’ont jamais accepté qu’elle abandonne ses études.
— Vous leur avez téléphoné aussi ?
— Oui. J’ai jugé que cela nous ferait gagner du temps.
Fitzgerald ne protesta pas. Il en avait marre de jouer au dictateur.
Ann commençait à saisir la façon de prendre ce type : être discrète, poser les questions pertinentes au moment où il s’y attendait le moins et défendre son territoire coûte que coûte. Après quoi, il deviendrait doux comme un agneau — si aucun prédateur ne venait à traîner dans ses environs.
Ils passèrent les grilles de l’abattoir à cochons, un des rares en Nouvelle-Zélande qui, grosso modo, possède un humain par tonne de moutons.
L’usine était un endroit à la stérilité sordide où pesait l’effroyable odeur d’une mort réglementée. Plus loin, du sang coagulé faisait une pyramide gluante dans un hangar. Un vieux Maori aux paupières lourdes nettoyait les résidus d’hémoglobine à l’aide d’un Karcher. Waitura détourna les yeux pour oublier l’odeur de tripes qui lui nouait le ventre. Jack était déjà dans le bureau du petit chef, un dénommé Moorie.
Le recruteur ne connaissait pas bien Carol, et encore moins ses éventuels ennemis. L’interrogatoire dura le temps d’une cigarette. Fitzgerald connaissait ce type. On l’avait embarqué l’année dernière parce qu’il tabassait sa femme. Et un type qui tabasse sa femme est trop lâche pour commettre des crimes. Les ouvriers, eux, faisaient la pause : Bashop se chargerait de les interroger… Dès lors, la cigarette écrasée sous sa semelle, Jack se fendit d’un direct :
— Bon, tirons-nous. Cet abruti ne nous apprendra rien de plus.
La criminologue envoya un regard stupéfait au recruteur, lequel haussa les épaules comme s’il avait l’habitude de se faire envoyer sur les roses.
Dans la cour, le policier croisa un camion rempli de bestiaux effrayés. Les groins jaillissaient entre les grilles de la remorque, cherchant l’air susceptible de les sauver.
*
Katy Larsen et Carol Panuula habitaient une maison proprette dans un lotissement aux allées fleuries : Takapuna, ville côtière sans grand intérêt au nord d’Auckland. Comme beaucoup de nouveaux arrivants sur le marché du travail, les deux gamines louaient la maison à la semaine : deux cents dollars, jardinier et charges inclus. Le fait d’habiter assez loin de la cité leur permettait de vivre dans un endroit agréable et malgré la promiscuité d’une colocation, d’être très tôt indépendantes.
Bien que sa mine fût défaite, Katy Larsen était une blonde aux yeux bleu satiné, taille moyenne, bien faite. Sa frimousse parsemée de taches de rousseur assez discrètes pour être remarquées lui rendait en charme ce qu’elle perdait en plastique pure.
Le salon était une pièce improvisée deux ans plus tôt et jamais achevée. Une caisse retournée faisait office de table. Aux murs, quelques photos où les gamines se pavanaient aux bras de jeunes types souriants. Jamais les mêmes. Le reste était simple et sans véritable goût, avec des couleurs pastel et de la récupération.
Katy prit place sur une chaise de jardin. Jack demanda s’il pouvait fumer après avoir allumé sa cigarette. Katy poursuivait ses études de chinois à l’université ; la nouvelle du décès de Carol l’avait plongée dans un état pitoyable. Après une période de mise en confiance, la criminologue entra dans le vif du sujet :
— Carol avait-elle des amis ? Vous m’avez dit au téléphone qu’elle connaissait beaucoup d’hommes…
— Beaucoup, façon de parler… rectifia Katy sans saisir les subtilités d’un interrogatoire. Disons que Carol aimait plaire. C’est humain. Elle était jeune, pas timide, gaie et, malgré son physique plutôt commun, attirait beaucoup les hommes.
Jack sourit : décidément, les gamines ne peuvent pas s’empêcher d’assassiner leur meilleure copine.
— Quel genre d’hommes ? Des jeunes ou des gens plus âgés ?
— Des Blancs. Souvent un peu plus vieux…
— Vingt-cinq, trente ans ?
— Rarement plus vieux. Des étudiants, des avocats, des artistes parfois…
— Artistes ?
— Carol m’a raconté une histoire bizarre, un peintre qui la prenait comme modèle…
— Vous connaissez son nom ?
— Non.
— Où est son atelier ?
— Je ne me souviens pas bien, marmonna-t-elle entre ses jolies lèvres. Je crois qu’elle ne me l’a jamais dit…
— Ce peintre, c’était un grand brun ? coupa Jack au hasard (il connaissait l’étrange faculté qu’ont certaines jeunes filles à fabuler et préférait lui sabrer l’herbe sous le pied).
Katy hésita une seconde mais le policier sut qu’il ne s’agissait pas d’un mensonge : juste la déception de ne pouvoir en savoir davantage.
— Non, dit-elle, Carol ne l’avait jamais vu.
— Vous voulez dire qu’elle n’est jamais allée au rendez-vous ? poursuivit Waitura.
— Si, si ! confirma Katy. Mais quand elle posait, elle ne le voyait pas.
— Comment ça ?
— Eh bien, d’après Carol, elle n’avait qu’à se rendre à son atelier, à se déshabiller et à rester là pendant une heure. L’argent était sur la table. Cent dollars. Une somme qu’elle ne pouvait pas refuser si elle voulait quitter l’abattoir…
— Comment pouvait-elle être peinte si l’artiste ne se trouvait pas là ? s’étonna Waitura.
— Alors là, je n’en sais rien ! Peut-être qu’il l’espionnait…
— Y est-elle retournée ?
— À l’atelier ? Je crois, oui… En fait, Carol m’en a parlé la première fois. Elle avait un peu peur. Ensuite, elle ne m’en a plus jamais parlé.
— Et vous trouvez ça normal ?
Katy haussa les épaules.
— Carol aimait garder le mystère sur ses relations. Elle sortait presque tous les soirs mais elle me racontait rarement ce qu’elle avait fait ; sans doute pour aiguiser ma curiosité… J’avoue que je m’en fichais un peu.
Jack comprit qu’une certaine rivalité existait entre les deux colocataires.
— Quand a commencé ce petit manège ? demanda son équipière. Je veux parler du peintre ?
— Il y a un mois, peut-être deux…
— Savez-vous si Carol s’est rendue à l’atelier dimanche dernier ?
— Je crois. Mais je n’en suis pas sûre.
— Vous ne savez pas comment elle a rencontré ce peintre ?
— Non.
— Comment la contactait-il ?
— Je ne sais pas. Peut-être l’a-t-elle vu une fois, ou alors il l’a contacté par téléphone, je… je ne sais pas.
L’insistance de la criminologue le déstabilisait.
— Peut-être n’est-ce que le fruit de votre imagination ?
— De quoi parlez-vous ?
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