Caryl Férey - La dernière danse des Maoris

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La mère d'Alice, géographe, travaille aux quatre coins du monde… Un matin, Alice et son père, qui vivent à Paris, reçoivent un coup de téléphone alarmant : victime d'un accident d'ULM, la jeune femme a été hospitalisée à Auckland. Une minute trente plus tard, leur décision est prise : ils iront passer les fêtes de Noël en Nouvelle-Zélande !
Mais sur place, les mésaventures s'enchaînent : Alice échappe de peu à la noyade, tandis que sa route ne cesse de croiser celle d'un Maori au visage couvert de tatouages…

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CARYL FÉREY

La dernière danse des Maoris

Prologue

L’inconvénient, quand on a une mère géographe, c’est qu’elle est toujours en vadrouille. Son métier consiste à étudier les sites naturels en vue de classer les plus intéressants comme « patrimoine mondial » (en gros, afin que ces sites appartiennent à tout le monde) pour le compte de l’Organisation, l’organisme international qui l’emploie. Certains voyages durent des mois.

Moi encore, ça va, je tiens à peu près le coup ; mon père, beaucoup moins.

Il faut dire qu’il avait l’habitude de suivre ma mère à l’étranger — je suis née à Nairobi, au Kenya ; très chic, n’est-ce pas ? — , où il s’occupait de moi pendant qu’elle faisait ses fameux relevés de géographe. C’est lui qui m’a élevée, appris à lire et à compter, à grimper aux arbres, reconnaître les champignons et les serpents. Afrique noire, Fidji, Inde, Chili, on changeait de pays tous les ans, au gré des missions de ma mère. Mais, depuis que nous sommes rentrés en France pour mes études au collège, mon pauvre papa a bien du mal à se faire à la situation : non seulement j’ai grandi et j’ai moins besoin de lui, mais il n’a plus de hutte à construire à flanc de montagne, de bois à ramasser dans la brousse, de radio à bricoler pour écouter les nouvelles du monde.

Comme il dit : « Sans ta mère, je suis comme un arbre sans eau, un castor sans barrage, une loutre sans coquillages à casser sur son ventre… » Il en a toute une liste comme ça. Mon père est un grand sentimental, doublé d’un amoureux de la nature. Forcément, moi aussi.

Et puis est arrivé ce jeudi de décembre…

Comme tous les matins, on a barré un bâton sur le mur de la cuisine, à la manière des prisonniers : encore six jours avant le retour de notre idole — maman.

Mon père n’avait pas l’air bien réveillé : il avait encore dû soigner sa solitude forcée chez Popaul, le libraire, et passer la nuit à jouer au tarot en écoutant de la musique électrique où tout le monde meurt à la fin.

En buvant mon chocolat, je le regardais tourner en rond.

— Ça va, mon chaton ? a-t-il demandé en me caressant les coussinets.

— Oui oui…

Le téléphone a sonné alors que mon père cherchait ses mains pour servir le café. C’est rare, le matin, de recevoir un coup de téléphone… Après une brève errance autour du bar de la cuisine, il a fini par trouver le combiné, à sa place.

J’ai continué de lire mon magazine préféré. Mon père a répondu quelque chose en anglais. C’était donc l’Organisation où travaillait ma mère… Après un moment de silence, j’ai levé les yeux :

— Qu’est-ce qui se passe ?

Mon père faisait une drôle de tête au téléphone. J’avais beau essayer d’être cool et détachée en toutes circonstances, ça commençait à m’inquiéter.

— Hein ? j’ai insisté en chuchotant. Qu’est-ce qu’il y a ?

Mais mon père roulait des yeux dans ma direction, comme si je l’empêchais d’entendre. Soudain tout à fait réveillé, il a écouté son interlocuteur avec une attention croissante, avant de bredouiller :

Where is she ?

Wèrizchi ? Qu’est-ce que ça voulait dire, Wèrizchi ? Ah oui, de l’anglais ! « Où est-elle ? »…

J’ai compris qu’il s’agissait de maman. Maman partie en mission à l’autre bout du monde… Mon cœur était comme un cheval écumant au milieu du gué : car, à voir le visage livide de mon père, ce n’était pas une bonne nouvelle qu’on lui annonçait. Pas du tout.

Il s’est mis à répondre en anglais, trop vite pour que je comprenne ; mais ça parlait d’un accident, zis morning , aussi d’un hôpital… Quand mon père a raccroché, mon cœur s’était carrément endormi au milieu de nulle part.

— A… lors ?

Je pouvais à peine articuler.

— Rien de grave, a-t-il dit en vacillant. C’est ta mère… Elle a eu un accident… Mais ça va, il a ajouté, sous le choc : juste quelques os cassés…

Je l’ai retenu pour qu’il ne tombe pas dans les pommes. On s’est assis sur le canapé en se prenant par les mains.

— Raconte-moi, me suis-je impatientée : qu’est-ce qui lui est arrivé ?

— Eh bien, a-t-il dit en rassemblant ses esprits éparpillés aux quatre coins du cosmos, elle est tombée d’un ULM…

— Un ULM ! j’ai crié, horrifiée. Ce truc avec des ailes et un moteur de mobylette qui est censé tenir dans le vide ?!

— Oui, enfin, a-t-il tempéré, des fois ça vole… Ta mère s’en est sortie avec une jambe et les deux bras cassés. Un miracle, d’après la fille de l’Organisation…

J’ai fait une grimace spectaculaire, mais au fond de moi j’étais soulagée. Des os, ça se répare. Un plâtre et on n’en parle plus. Ça devait juste être embêtant pour se gratter le nez ou les doigts de pied… Et puis j’ai réalisé : les vacances de Noël, le retour de maman pour passer les fêtes avec nous, le chalet qu’on avait loué dans le Jura pour lui faire la surprise, ma troisième étoile, la forêt, les histoires de loup… Tout ça tombait à l’eau.

— Elle est où, là ? j’ai demandé.

— Eh bien, en Nouvelle-Zélande… À l’hôpital d’Auckland. Elle doit se faire opérer d’urgence…

Mon père m’a prise par l’épaule pour réchauffer sa peine.

— Mon vieux chaton, a-t-il dit, je crois que c’est fichu pour les vacances à la montagne…

Il a soupiré longuement, comme un vieux train à vapeur. Moi aussi j’étais au trente-sixième dessous ; on était deux oisillons tombés du nid qui avaient perdu leur arbre, des encore moins que rien…

Cette situation a duré une minute trente, et puis mon père a fini par craquer.

— On ne va pas la laisser comme ça, a-t-il décrété en secouant la tête comme un poney. Non, pas question ! Si elle ne peut pas rentrer en France pour Noël, c’est nous qui irons !

— Où ça ? j’ai bondi. En Nouvelle-Zélande ?!

— Oui !

Ça semblait aussi évident que le requin blanc mord à tout bout de champ.

Le temps d’enfiler mon cartable, je l’ai trouvé devant l’ordinateur du bureau, les yeux tout embués derrière ses lunettes de lecture.

— J’ai les billets ! a-t-il annoncé, triomphant.

Et il m’a fait tourner dans les airs, comme si j’étais un manège enchanté.

C’était le cas.

1

La tête à l’envers

Il restait trois jours de classe avant notre départ. C’est à peine si je me souviens y être allée. Ma super-copine Atika avait beau me reparler de notre fabuleux premier concert de rock [1] Voir La Cage aux lionnes , coll. « Souris noire », Syros, 2006. de sa prémolaire qui n’arrêtait pas de gigoter au fond de sa bouche, du prochain film de Johnny Depp, j’étais partie ailleurs.

De l’autre côté de la Terre.

Les billets d’avion coûtaient, paraît-il, une fortune ; nous n’étions pas bien riches, mais notre amour valait plusieurs allers-retours sur Mars. J’appréhendais en revanche les deux jours de vol qu’il fallait pour arriver en Nouvelle-Zélande, le pays qu’on oublie souvent, sous l’Australie, en bas à droite du planisphère…

— Eh bien, tu aimes lire, non ? ironisait mon père.

— Pendant vingt-huit heures, quand même, c’est un peu long… même avec un bon livre.

Je disais ça pour faire mon intéressante, en fait j’étais excitée comme une puce à l’idée d’entreprendre le voyage le plus long du monde.

Moi qui aime les surprises, j’ai été gâtée : on est partis de l’aéroport de Roissy un samedi soir d’hiver, sous la pluie, on est arrivés à Auckland le lundi, par un beau matin d’été, après un arrêt de quelques heures au milieu de l’Asie, à Singapour, le temps de regonfler les pneus.

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