à Alice,
vivante au combat
aux Mères et Grands-Mères de la place de Mai,
à la mémoire de leurs disparus
à Susana et Carlos Schmerkin,
échappés des griffes de ces fils de pute
à la collision Hint-Ez3kiel,
mes porteurs d’eau dans le désert
PREMIÈRE PARTIE
PETITE SŒUR
Un vent noir hurlait par la portière de la carlingue. Parise, sanglé, inclina son crâne chauve vers le fleuve. On distinguait à peine l’eau boueuse du Río de la Plata qui se déversait depuis l’embouchure.
Le pilote avait mis le cap vers le large, en direction du sud-est. Un vol de nuit comme il en avait fait des dizaines dans sa vie, bien des années plus tôt. L’homme au bomber kaki était moins tranquille qu’à l’époque : les nuages se dissipaient à mesure qu’ils s’éloignaient des côtes argentines et le vent redoublait de violence, secouant le petit bimoteur. Avec le vacarme de la portière ouverte, il fallait presque crier pour se faire entendre.
— On va bientôt sortir des eaux territoriales ! prévint-il en balançant sa tête vers l’arrière.
Hector Parise consulta sa montre-bracelet ; à cette heure, les autres devaient déjà avoir expédié le colis… Les crêtes des vagues miroitaient sur l’océan, ondes pâles sous la lune apparue. Il s’accrocha aux parois de la carlingue, géant chancelant sous les trous d’air. Le « paquet » reposait sur le sol, immobile malgré les soubresauts de l’appareil. Parise le fit glisser jusqu’à la portière. Six mille pieds : aucune lumière ne scintillait dans la nuit tourmentée, juste les feux lointains d’un cargo, indifférent. Sa sangle de sécurité battait dans l’habitacle exigu.
— O.K. ! rugit-il à l’intention du pilote.
L’homme dressa le pouce en guise d’assentiment.
Le vent fouettait son visage ; Parise saisit le corps endormi par les aisselles et ne put s’empêcher de sourire.
— Allez, va jouer dehors, mon petit…
Il allait basculer le paquet sur la zone de largage quand une lueur jaillit des yeux ouverts — une lueur de vie, terrifiée.
Le colosse tangua dans la tourmente, pris de stupeur et d’effroi : shooté au Penthotal, le paquet n’était pas censé se réveiller, encore moins ouvrir les paupières ! Était-ce la Mort qui le narguait, un jeu de reflets nocturnes, une pure hallucination ?! Parise empoigna le corps avec des frissons de lépreux, et le précipita dans le vide.
« Las putas al poder !
(Sus hijos ya están en él) [1] « Les putes au pouvoir ! (Leurs fils y sont déjà) » ( Toutes les notes sont de l’auteur .)
»
Le graffiti plastronnait sur les tôles du hangar, tagué en rouge sang. Jana avait dix-neuf ans à l’époque mais la rage restait intacte. Toutes les classes dirigeantes avaient participé au holdup : politiciens, banquiers, propriétaires du secteur tertiaire, FMI, experts financiers, syndicats. La politique néolibérale de Carlos Menem avait enfermé le pays dans une spirale infernale, une bombe à retardement : accroissement de la dette, réduction des dépenses publiques, flexibilité du travail, exclusion, récession, chômage de masse, sous-emploi, jusqu’au blocage des dépôts bancaires et à la limitation des retraits hebdomadaires à quelques centaines de pesos. L’argent fuyait, les banques fermaient les unes après les autres. Corruption, scandales, clientélisme, privatisations, « ajustements structurels », externalisation des profits, Menem, ses successeurs aux ordres des marchés, puis la débâcle financière de 2001–2002 avaient parachevé le travail de destruction du tissu social entamé par le « Processus de Réorganisation nationale » des généraux.
La crise s’était muée en banqueroute. L’Argentine, dont après guerre le PIB égalait celui de l’Angleterre, avait vu la majorité de sa population plonger en dessous du seuil de pauvreté, un tiers sous le seuil d’indigence. Une misère noire. Des enfants s’évanouissaient de faim dans les écoles, on avait dû laisser les cantines ouvertes en période de vacances pour qu’ils puissent recevoir leur seul repas de la journée. Dans les barrios, les gamins de Quilmes comparaient le goût du crapaud grillé à celui du rat, d’autres volaient les câbles en cuivre des lignes téléphoniques, les couvercles en aluminium protégeant les circuits électroniques des feux de la circulation, les plaques de bronze des monuments… Jana avait vu des vieilles s’écorcher les mains aux grilles des banques, des vieux pleurer en silence dans leur costume élimé sorti pour l’occasion, et puis la colère des gens ordinaires : les premières émeutes, les pillages des supermarchés montés en épingle par les médias comme témoignages d’insécurité plutôt que de détresse, que se vayan todos ! y que no quede ninguno ! « qu’ils s’en aillent tous, et qu’il n’en reste aucun ! », les charges des policiers à cheval pour disperser les manifestants à coups de cravache, les cocktails Molotov, les cortèges, les fumées, des femmes matraquées, leurs filles traînées sur les trottoirs, les tirs tendus sur la foule — trente-neuf morts —, leur sang dans les rues et les places de la capitale, l’état de siège décrété par le président De la Rúa, la contestation qui grossit, les concerts de casseroles et les cris — « l’état de siège, on en a rien à foutre ! ». Le blocage des routes par les piqueteros , les foulards sur les visages des jeunes, leurs torses nus offerts aux balles, les pavés, les vitrines qui explosent, les jets de pierre sur les blindés, les canons à eau, les sections anti-émeutes, les boucliers, les cris des mères, les drapeaux argentins brandis en guise de défi, la peur, le feu, les déclarations à la télévision d’État, que se vayan todos ! , les liasses d’argent liquide qui quittaient le pays par camions entiers, huit milliards de dollars par convois blindés pendant que les banques baissaient leurs rideaux, les huiles réfugiées à l’étranger dans des villas climatisées, la puanteur des gaz, les voitures renversées, les émeutes de la faim, la fumée noire du caoutchouc brûlé, le chaos, la fuite par hélicoptère du président De la Rúa depuis les toits de la Casa Rosada, la liesse des majeurs tendus saluant la débandade, les responsables politiques qui un à un jetaient l’éponge, quatre présidents en treize jours : que se vayan todos , « et qu’il n’en reste aucun ! ».
Jana venait d’entrer aux Beaux-Arts lorsque était survenue la banqueroute. Elle avait quitté sa communauté en stop quelques semaines plus tôt, avec le poncho de laine que lui avait confectionné sa mère, le vieux couteau à manche d’os des ancêtres, quelques affaires et de quoi payer les frais d’inscription à l’université. C’était tout. S’ils s’étaient retrouvés par millions naufragés de la crise financière, si la classe moyenne avait volé en éclats, si l’Argentine entière était à vendre, une Indienne déracinée sans liens et sans logement pouvait toujours disputer sa part aux chiens et aux miséreux qui rôdaient dans les rues de Buenos Aires.
Comme d’autres étudiantes sans ressources, Jana avait été contrainte de se prostituer pour survivre. Ne pas renoncer aux figures métalliques qui traversaient sa cervelle. Elle s’était postée à la sortie des cours, devant la fac, des paquets de mouchoirs dans le sac, une colère froide entre les cuisses.
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