Caryl Férey - Mapuche

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Jana est mapuche, fille d'un peuple sur lequel on a tiré à vue dans la pampa argentine. Rescapée de la crise financière de 2001–2002, aujourd'hui sculptrice, Jana vit seule à Buenos Aires dans la friche de son ancien mentor et, à vingt-huit ans, estime ne plus rien devoir à personne. Rubén Calderón aussi est un rescapé — un des rares « subversifs » à être sorti vivant des geôles clandestines de l'École de Mécanique de la Marine, où ont péri son père et sa jeune sœur. Trente ans ont passé depuis le retour de la démocratie. Détective pour le compte des Mères de la place de Mai, Rubén recherche toujours les enfants de disparus adoptés lors de la dictature de Videla, et leurs bourreaux… Rien, a priori, ne devait réunir Jana et Rubén, que tout sépare. Mais un cadavre est retrouvé dans le port de La Boca, celui d'un travesti, « Luz », qui tapinait sur les docks avec « Paula », la seule amie de la sculptrice. De son côté, Rubén enquête sur la disparition d'une photographe, Maria Victoria Campallo, la fille d'un des hommes d'affaires les plus influents du pays. Malgré la politique des Droits de l'Homme appliquée depuis dix ans, les spectres des oppresseurs rôdent toujours en Argentine. Eux et l'ombre des carabiniers, qui ont expulsé la communauté de Jana de ses terres ancestrales…
Caryl Férey vit à Paris. Après s'être aventuré en Nouvelle-Zélande, avec
et
, puis en Afrique du Sud avec
, dix fois primé et traduit en dix langues, il fait, avec
, ses premiers pas sur le continent sud-américain.

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Elle revint vite sur Terre — c’était Paula.

— Ah ! Chérie, enfin tu réponds ! s’esclaffa-t-elle. Désolée, je te dérange, mais je te jure que j’appelle pas pour une histoire de maquillage ! C’est à propos de Luz, enchaîna-t-elle, en apnée. Je suis inquiète : elle m’a laissé un message sur mon portable tout à l’heure, comme quoi elle devait me parler d’un truc super important, mais je l’attends toujours et son portable ne répond pas : c’est pas normal !

Jana essuya la pellicule de poussière sur ses lèvres — Luz était le travesti qui partageait les quais avec Paula depuis six mois.

— C’est pour ça que tu appelles ?

— Je ne connais que toi ! plaida Paula. On avait rendez-vous à cinq heures, ça fait deux plombes que je l’attends et elle ne répond pas à son téléphone : ça va pas !

— Luz l’a laissé à quelle heure, son message ?

— Une heure vingt-huit, répondit son amie par-dessus le brouhaha.

— Elle a peut-être été embarquée par les flics, avança Jana.

— Non, il lui est arrivé quelque chose, j’en suis sûre. Elle voulait me voir, insista Paula. Je te jure, c’est pas normal !

Jana détestait qu’on la dérange en plein travail : elle ne se laissa pas attendrir par l’air dramatique de sa copine.

— Luz tapinait hier soir ? demanda-t-elle.

— Oui !

— Elle a peut-être rencontré le prince charmant, fit la sculptrice : laisse-lui au moins le temps de descendre de cheval.

— C’est pas drôle. Écoute, je suis vraiment inquiète. Pour une fois, c’est pas du chiqué. J’ai besoin de toi. Tu ne veux pas venir ?

Il y avait de la musique derrière elle, assourdissante.

— Tu es où ?

— Au Transformer, répondit Paula.

La boîte de trav’ où les paumés de son genre se retrouvaient après le trottoir. Jana lança un regard à sa sculpture de béton, lui promit un bref sursis.

— Bon, souffla-t-elle dans le combiné, j’arrive…

*

Les étoiles s’effaçaient une à une dans le buvard cosmique ; Jana fit coulisser la porte de bois vermoulue, boucla le cadenas et foula le bout de terrain vague qui ceinturait le hangar. La grosse Ford prenait la rouille devant la grille, sous l’œil crevé d’une poule géante shootée à l’acide — une de ses premières sculptures à base de matériaux de récup’, tiges d’acier, boulons, fer à souder, traverses, qui trahissaient encore l’influence de Furlan… Les autres installations aussi commençaient à s’éroder.

Jana prit place sur le siège de Skaï craquelé, salua le pilote de l’Aéropostale à l’entrée de la cour et s’engagea sur l’avenue Libertador — la veine à douze voies qui traversait les artères de la ville. Jana ne pensait plus à son œuvre en cours ; le vent faisait le ménage dans l’habitacle (un connard lui avait cassé la vitre côté passager le mois précédent), répandant un tourbillon de cendres dans sa poubelle roulante. Les grilles des commerces étaient encore tirées le long de Córdoba, les feuilles des arbres bruissaient avant la cohue, à l’heure où les cartoneros rentraient chez eux. Elle dépassa un groupe de retardataires, hardes fumantes inclinées sous leur monticule de bouteilles écrasées, tirant leurs charrettes après la nuit de collecte.

Palermo Viejo. Jana gara la Ford sur un espace livraison et marcha jusqu’au cuadra voisin. Elle avait enfilé un treillis noir et ses Doc à la hâte, son débardeur était encore couvert d’éclats de béton, et elle n’avait pas un sou en poche.

L’entrée du Transformer était un simple trou découpé dans un rideau de fer. Une lesbienne piercinguée parée pour la chasse au gros gibier filtrait les entrées du club : Jil, quatre-vingts kilos de violence perchés sur un tabouret à même le trottoir. Travestis et prostituées lui obéissaient au doigt et à l’œil, trop peureux de perdre leur lieu d’after et la possibilité de se renflouer si la nuit avait été mauvaise…

— Salut.

— Salut…

Jana n’avait pas mis les pieds au Transformer depuis des années mais Jil la laissa s’engouffrer, impassible sous sa brosse de GI péroxygénée. Jana courba l’échine dans l’entonnoir lugubre qui menait à la boîte, et poussa la porte capitonnée. Il faisait presque aussi sombre à l’intérieur, meilleur moyen de dissimuler la crasse et l’état du mobilier. Une faune zombie errait à l’ombre de la piste, érigée à hauteur d’hommes ; cibles de tous les regards, deux trav’ aux strass made in China se tortillaient à la barre du dance floor, deux défoncés qu’elle ne connaissait pas. Pour le reste, le Transformer n’avait pas changé, avec ses morsures de clopes sur les banquettes, son champagne tiède et ses amours à la carte. Les couples qui se formaient incognito dans le noir accédaient aux backrooms par la piste, flashés par des spots intermittents, mais les travestis semblaient fatigués ce matin. Pas de revue délirante sous les lumières à facettes, de rires déployés pour amortir les coups et les brimades : les clients se terraient à l’ombre des enceintes qui crachaient une house désœuvrée, dévisageant les nouveaux arrivants comme des messies en bout de course.

La semelle de ses Doc collait au sol poisseux de la boîte : Jana se dirigea vers le bar, repéra enfin Paula parmi les bateaux ivres. Elle sniffait de la coke sur le comptoir en compagnie de Jorge, le gérant du lieu.

— Tiens tiens, fit-il en voyant l’Indienne débarquer dans son antre. Regardez qui voilà : « La Pampa »…

Son petit surnom, en hommage à son torse aussi plat que les plaines argentines. Jana détestait ce fils de pute.

— Je croyais que tu étais une grande artiste, fit-il avec la suffisance d’un agent immobilier : qu’est-ce que tu fais ici ?

— Je m’asphyxie en respirant ton haleine : ça se voit pas ?

Jorge ricana. Râblé, gourmettes et chemise blanche ouverte sur un nid de poils surmonté d’une impayable chaîne en or, le gérant allongea trois lignes de cocaïne sur le comptoir et une paille humide, qu’il tendit à Jana d’un air narquois.

— Un petit trait, pour l’enfant prodigue ?

— Non.

— T’as arrêté ça aussi ?

— Fous-moi la paix, dit-elle entre ses mèches brunes. O.K. ?

Paula grimaça sous le spot pourpre qui trahissait la blancheur de ses narines : un signe du boss et Jil les jetait dehors, la pomme d’Adam retournée dans la gorge si ça lui chantait. Jana tira sa copine à l’autre bout du bar, où la musique était moins forte.

— Tu devrais y aller doucement sur la coke, mon cœur, dit-elle au trav’ juché sur ses talons : il n’y a que du laxatif là-dedans. Tu devrais surtout te tenir loin de cette vermine.

Jorge les narguait depuis le comptoir.

— J’étais trop nerveuse, confessa Paula en s’époussetant le nez.

— C’est vrai que ça calme, la coke.

— Écoute, il est arrivé quelque chose à Luz, répéta sa copine, j’en suis sûre. Je ne t’aurais pas appelée sinon.

Paula portait une robe blanche à volants et des boucles d’oreilles en forme de cœur ; son fond de teint succombait au petit matin et, à cette heure, ses macarons n’attendrissaient plus que ses cousines mésanges.

Jana secoua la tête.

— C’est la poudre qui te rend parano.

— Je te jure que non, répondit Paula, les yeux comme des soucoupes. J’ai demandé aux filles, dit-elle en se tournant vers les accros du lap dance : elles non plus n’ont pas vu Luz de la nuit. Ça fait au moins dix forfaits que j’explose en messages : même si Luz avait perdu son portable, elle serait là. Je ne sais pas ce qui se passe…

— Il disait quoi au juste son message ?

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