Caryl Férey - Pourvu que ça brûle

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De la Nouvelle-Zélande à l'Australie en passant par l'Indonésie, la Jordanie, le Chili ou les Etats-Unis, un carnet de route très rock, l'autoportrait en noir et blanc de l'auteur de
et
, Caryl Férey, chantre du thriller engagé, avec qui la réalité devient fiction survoltée.
Caryl Férey a grandi en Bretagne, près de Rennes, une terre qu'il aime pour ses côtes déchiquetées, ses concerts dans les bistrots et ses tempêtes. Grand voyageur, il a bourlingué en Europe à moto et fait un tour du monde à 20 ans. Depuis, il n'a plus cessé de le parcourir. En 1998,
a marqué ses débuts d'auteur de polar. Suivront
(grand prix des lectrices de Elle policier, prix Quais du polar, etc.), adapté au cinéma, et
, paru en mars 2016.

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CARYL FÉREY

Pourvu que ça brûle

À mon ami Vincent,

Éléphant-Souriant,

Sans qui, sait-on…

« Je n’ai jamais prétendu que danser sa vie excluait les faux pas. »

Raoul Vaneigem, De la destinée

« Assiégé par le chant des sirènes
Sentinelle au milieu de la plaine
Le tranchant de l’œil en éveil
Pour regarder droit dans le soleil. »

B. C.

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Comme un trop

« Merci pour ce que tu as dit tout à l’heure…

— C’est juste la vérité. »

Nous sortions de la conférence de presse du Festival de Cannes et, questionné sur le casting de Zulu , adapté d’un de mes romans, j’avais qualifié Forest Whitaker de « plus grand acteur du monde » devant les journalistes américains — tous blancs.

Si l’on évalue les stars selon leur comportement envers le « petit personnel », Forest Whitaker avait déjà sa Palme d’or ; que ce soit lors du tournage du film en Afrique du Sud avec les techniciens, les gens du township qui n’avaient jamais vu une caméra de leur vie ou avec les employés de l’hôtel Martinez qui nous recevait pour la clôture du festival, l’acteur avait toujours un mot gentil, une prévenance non feinte pour ceux qui l’entouraient, souci de tous les instants révélant une âme noble à la hauteur de son talent. Mais de là à imaginer que j’allais vivre quelques heures plus tard, avec et en partie grâce à lui, une des émotions les plus intenses de ma vie d’écrivain…

J’ai grandi à des années-lumière des paillettes cannoises, à Montfort-sur-Meu, un village de trois mille habitants au large de Rennes, entouré de vaches analphabètes, de braves ploucs certifiés BZH et de petits bourgeois eighties qui se retrouvaient le dimanche sur les courts de tennis.

Si je lisais déjà avec assiduité ce qui me tombait sous la main, ne ratais aucun film du ciné-club (la télé de l’époque en proposait deux par week-end) et puisais mes émotions dans la musique, comme la plupart des adolescents de ma campagne le sport était ma principale activité extrascolaire. Le tennis se montrant moins salissant que le football et plus inodore que le judo, je m’investis à fond dans cette lutte technique et mentale ; Noah, Connors ou McEnroe popularisant cette discipline, l’entre-soi ne fut bientôt plus de mise sur les courts de Montfort. Progressant vite, je ne tardai pas à taquiner le revers des bourgeois, qui jusqu’alors n’en subissaient aucun, sous les regards courroucés de leurs femmes réunies dans les gradins. Mais le notaire est roublard. Lors du tournoi annuel, fort de son statut et de ses larges épaules, l’un d’eux imposa pour notre match ses balles orange et jaune, d’une marque probablement nord-coréenne — des balles à la fois lourdes comme des boules de pétanque et s’envolant au moindre lift —, espérant annihiler mes jeunes forces avec des rebonds connus de lui seul.

Niveau classe, on était très loin de Forest Whitaker.

J’avais seize ans et le message du notaire était clair : j’avais intérêt à tenir solidement à mes rêves, car dans la vie on ne me ferait pas de cadeau.

C’était donc ça, la norme en vigueur ? Écraser le nouveau venu à la première occasion avec la plus insigne mesquinerie pour garder son statut de mâle dominant ?

Jacques Brel, lors d’un entretien avec Jacques Chancel, conforterait mes pressentiments : « Passé l’enfance, devant le comportement de certains adultes, on se demande si c’est eux qui sont cons, ou si l’on se trompe, soi. »

Je n’avais pas besoin de ces bassesses notariales pour brûler mes nerfs. Mon époque glorifiait l’enrichissement personnel avec un mauvais goût clinquant et sans complexe qu’on retrouvait partout, de la mode à la musique en passant par la télé, le cinéma, la radio, ceci dans un discours publicitaire appelant à un optimisme bêlant, mondial à défaut d’universel — les années 1980, les premières d’un néolibéralisme dont je ne connaissais même pas le nom.

Les animateurs commençaient à remplacer les journalistes, les capitaines d’industrie les leaders politiques, avec une mise en spectacle du néant confinant à la bêtise et/ou à la manipulation des masses, sommées d’acheter tout et n’importe quoi pour épater la galerie au nom d’un hédonisme made in toc. La vie en parts de marché, la ringardisation systématique de toute idée collective, c’était ça, le monde qu’on me proposait ? Il était où, l’amour, dans tout ce bordel ? La générosité ?

L’altérité faisant loi, je ne vivais déjà que par les autres, moins chef de meute que donneur d’élan, garçons et filles au même niveau, à contre-courant de ce que je voyais tous les jours sur les murs, les écrans, les couvertures de magazines.

Devant ce déferlement d’individualisme forcené, un seul état d’esprit m’allait, celui du rock, refusant toutes formes d’aliénation, d’autorité, de soumission à un ordre établi par d’autres pour nous rouler dans le goudron. Plutôt crever que marcher dans leur combine. En classe où les profs voulaient me faire penser dans les clous, dans la cour d’école où l’on se faisait traiter de pédé à la moindre excentricité vestimentaire, dans les rues la nuit où on cassait le mobilier urbain (les fameuses opérations Kamikaze, Bérurier noir à fond dans nos têtes d’anges réfractaires), chez les parents des copains qui me prenaient pour un pédé (décidément), un drogué et un délinquant en puissance, dans les bureaux des proviseurs où on m’envoyait retirer mes ceintures et bracelets à clous, sur les trottoirs où les regards réprobateurs s’acharnaient à juger : sous ma peau d’écorché, face à la petitesse d’un monde qui ne savait que compter, ma colère n’avait pas de limites.

Des douleurs plus intimes vinrent se greffer au volcan lorsque, à dix-sept ans, ma première amoureuse me confia avoir été abusée par son précédent mec, lequel avait profité d’une soirée et d’un peu d’alcool pour la dépuceler de force, avec l’aide d’un copain qui lui tenait les bras…

Sa révélation me foudroya. Un mal de chien, inscrit depuis dans mon ADN. Ainsi le viol n’était pas seulement le fait d’une brute usant de sa force pour assouvir ses sales instincts, il y avait aussi des manières plus subtiles : l’ivresse consentie où dès lors tout est permis, la pression mise sur les filles qui pensaient devoir « passer à la casserole » pour répondre au désir masculin, l’abus de position dominante, la sidération de la proie prise dans les rets… Tout ce qui me fait vomir. Le type qui avait violenté mon premier amour vivant toujours à Rennes, je lui cognais dessus dès que je le croisais — après quelques plaintes chez les flics, le salopard finirait par déménager. Mais la vengeance avait un goût amer : l’expulsion de ma violence m’arrachait de terribles crises de larmes, autrement plus douloureuses que les quelques mandales administrées à la face de cette vermine. Ma propre violence me déchirait, car j’aurais pu tuer — en l’occurrence par amour.

Confusion maximum des sentiments, que chaque nuit de débauche exacerbait.

Certains soirs d’alcool et de stress, les mots restaient coincés dans ma gorge comme des rats n’osant quitter mon navire en perdition, je bégayais, prenais de grandes respirations pour me calmer et réussir à parler de nouveau. Je grillais, fil à haute tension.

Automutilation, autodestruction, haine de soi comme pour se faire payer au prix fort ce que d’autres auraient commis, quête d’amour absolu sans reconnaître aucun chemin. La rage grandissant avec la fin de l’adolescence, une lame de rasoir autour du cou, je passais la moitié de mon temps à me scarifier ou à m’ouvrir les veines, l’autre à me suicider, entraînant les plus troublés de mes amis dans mes délires romantico-destroy, toujours prêt à en découdre avec mes sutures. Un trop-plein de moi ne demandait qu’à déborder, à gicler comme une traînée de sang sur les murs qui m’enfermaient, en révolte absolue contre le modèle dominant.

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