J’étais apolitique, a-scolaire, astreint à subir mes différences à défaut de les exprimer, coupé de tout milieu artistique qui aurait pu me sauver, me donner une piste ou une issue de secours. Je m’essayai à la peinture, à la guitare (amplifiée évidemment), considérant qu’un punk lisant Baudelaire était le meilleur qu’on pouvait tirer de l’homme, cherchant comment concilier destruction et poésie, sans succès. Heureusement il y avait les filles (aimantes, confidentes, premiers parfums d’aventure), le cinéma (des bénévoles du village se débrouillaient pour récupérer des bobines après leur projection à Rennes) et les livres.
« Regarde comme le monde est merveilleux… »
Ce n’est pas le titre d’une chanson d’Enrico Macias mais les derniers mots de Joseph Kessel avant de mourir. Après quatre-vingts années passées à arpenter le monde un stylo à la main, le regard et l’esprit acérés pour témoigner des Hommes, voilà qui donnait envie d’aller voir ailleurs. En vie. Kessel n’était pas le seul écrivain-voyageur à déformer ma jeunesse : Jack London, Jules Verne, Cendrars, Melville, Saint-Exupéry, mes héros étaient des écrivains dont les personnages couraient le monde. Et puis Tolkien et son Seigneur des anneaux . Cette saga, allégorie de la Seconde Guerre mondiale — avec Sauron et ses Cavaliers noirs dans le rôle d’Hitler et ses SS, les gentils Hobbits dans celui des peuples démocrates précipités dans la guerre, et surtout Aragorn, héros sombre et tourmenté, amoureux d’une Elfe promise à un exil définitif si les Hommes réussissaient à renverser le tyran —, me transportait tant que je relus la trilogie aussitôt terminée.
Je vis Mad Max 2 la même année au cinéma de Montfort, et trouvai dans cet anti-héros un Aragorn post-apocalyptique de premier ordre : allure d’enfer mais psychiquement détruit, désespéré sans larmes apparentes. L’effet sur mon imaginaire fut immédiat. Trompant l’ennui du lycée puis du bac par correspondance où mes différentes exclusions m’avaient mené, je commençai à écrire, sur de gros cahiers Clairefontaine, des histoires qui, mettant en scène ma bande d’amis, feraient d’eux à la fois mes premiers personnages et mes premiers lecteurs. L’univers post-apocalyptique de « tous ceux qui errent ne sont pas perdus » se prêtait à toutes les violences — non sans une bonne dose de dérision, trait marquant de notre bande — et si cela ne valait rien littérairement, j’avais gagné du souffle et surtout découvert l’incroyable dissolution du temps propre à l’écriture, sa puissance.
Le monde dans lequel je vivais ne me convenait pas mais j’étais libre de le recréer à volonté, comme bon me semblait et en réglant mes comptes. Pas une seconde pourtant, je ne songeais à en faire mon métier. Jusqu’à mes vingt ans.
Une année coup de tonnerre.
Deux courants me traversaient, électriques : le punk pour l’énergie, la radicalité et une forme d’élégance bad boy personnifiée par les Clash — quoi de plus classe que le look des Clash ? — , et David Bowie pour ses facettes multiples, sa capacité à se renouveler, son intelligence, son humour, la beauté qu’il déployait sous toutes ses formes. Bowie, symbole d’immortalité, devint mon intime protecteur. N’étais-je pas né le jour de la sortie de son premier album ?
Je ne le savais pas encore, mais les héros de mes livres seraient à l’image de ces deux courants : beaux, élégants, énergiques, obstinés, en lutte.
La colère dégagée par le punk-rock trouvait en moi une résonance que je ne m’expliquais pas clairement. Ayant été élevé à la caresse, entouré de femmes bienveillantes dans une famille middle-class de campagne où l’honnêteté primait sur la réussite sociale, je brûlais de toute part sans me poser de questions. Rock et psychanalyse ne font pas bon ménage à vingt ans, et si j’avais quitté Montfort-sur-Meu pour Rennes, ce n’était pas pour m’allonger sur un divan sans une jolie femme à mes côtés.
« Tu dois bien traiter les filles si tu veux être un amant du rock », nous disaient les Clash. Les paroles des chansons avaient valeur de slogans. Seulement, l’appel nihiliste du punk avait pris le dessus sur mon côté Bowie.
En réponse à mes amours déchirées, je n’hésitais pas à m’ouvrir le visage à la lame de rasoir pour voir si on m’aimerait encore, à me tailler les veines lors de vacances passées à sniffer de l’éther sous le casino de Royan, où les pompiers me poursuivirent dans les rues pour me recoudre, à me scarifier avec des bouts de verre qui traînaient dans les caniveaux. Pour ça, mes suicides étaient si nombreux qu’on pouvait parler de suicides collectifs, au grand dam de mes amis qui n’y comprenaient rien. Je brûlais, c’est tout.
Au plus fort de ma période ensanglantée, perdu au fond d’un moi en souffrance, je lus Bleu comme l’enfer , de Philippe Djian. Le ton et le style répondaient tant à mon esthétique romantico-destroy que je vécus cette lecture comme une révélation. Ce que dix ans d’école m’avaient interdit, un seul livre me l’autorisait : écrire.
Sitôt ce roman refermé, je pris une décision, la seule qui s’imposait dans ma vie foutoir : devenir écrivain, coûte que coûte. J’avais de l’imagination à revendre, mon talent littéraire était encore sous le niveau de la mer mais je ne pouvais que m’améliorer, et au point de déréliction atteint, je n’avais rien à perdre.
Je commençai par achever la dernière partie de mes écrits de jeunesse, plus de trois mille pages à la fin desquelles les copains du lycée et moi mourions un à un, dans le malheur et la solitude.
« On est morts », leur annonçai-je un jour.
Mais comme Bowie avec Ziggy Stardust, c’était cette fois pour mieux rebondir, avec une nouvelle arme de construction massive : l’écriture.
Le hasard n’existant pas, Éléphant-Souriant, le mécano de notre bande, organisa cet été-là une expédition à moto dans les Pyrénées espagnoles. Témoin de mes déconfitures, il m’invita à monter en croupe de son cheval de fer, une Moto Guzzi V7 Special.
« Ça te fera du bien ! » avait-il prédit.
Biberonné à Easy Rider , Éléphant-Souriant ne se trompait pas. Après une semaine passée à rouler de hameaux de montagne en fêtes de village sur nos vieilles pétoires, à dormir à la belle étoile, partager tout en sept et noircir des carnets de voyage, ébauches d’un premier roman, je tombai si accro à la liberté, cette drogue dure, que plus personne ne m’enlèverait cet os de la bouche.
Aussi, quand, au retour de notre virée espagnole, le même Éléphant-Souriant annonça qu’il plaquait tout pour faire le tour du monde avec un billet open valable un an, couvrant six pays et trois continents, et un point de ralliement en Nouvelle-Zélande où sa tante française s’était mariée, je n’eus plus qu’une idée en tête, le rejoindre sur la route de Kerouac, Fante, Harrison, Crumley, tous ces auteurs que Djian m’avait fait découvrir et qui, dorénavant, cimentaient ma foi. Incassable.
Ce trop-plein de moi qui me passait par-dessus bord avait trouvé sa ligne de flottaison sur le seul rafiot qui m’allait, celui d’une liberté démesurée.
Restait à l’user, de préférence jusqu’à la corde qui me pendrait si je ne devenais pas un jour, à mon tour, un putain d’écrivain.
1
Extraire le dard d’une guêpe en vol
Automne 1988. Je brûlais, non plus de m’exterminer à la mode No Future pour cracher ma rage à la face des années 1980, mais de rejoindre Éléphant-Souriant à l’autre bout du monde, et écrire jusqu’où le vent me porterait.
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