Caryl Férey - Les Nuits de San Francisco

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Le dernier ouvrage de Caryl Férey, Les Nuits de San Francisco, conte la rencontre de Sam, un Indien sans domicile, et de Jane, une jeune mère désabusée cherchant à fuir San Francisco pour commencer une nouvelle vie.
« Sa petite robe à pois blancs dansait sur le trottoir, des taches phosphorescentes entre chien et loup comme des signaux de détresse. Sam ne voulait pas y croire, c’était un rêve qui s’échappait de son esprit, la jeunesse qu’il avait bue, rebue, jusqu’à la foutre en l’air, elle et tout ce qui pouvait lui ressembler.
Sam était là, bancal sur sa chaise, électrisé par l’instant, et son cœur malmené soudain se révulsa : la femme avait une jambe coupée. »
REVUE DE PRESSE
« Les Nuits de San Francisco sont noires et brûlantes sous la plume de Caryl Férey. […] Auteur de solides romans noirs, Caryl Férey signe cette fois un texte court et brutal, tel un chant guerrier d'une profonde tristesse. »
Télérama « Ce livre de Caryl Férey est bref et dense, chargé en émotion mais sans pathos, truffé de clins d'œil et servi par une belle écriture. »
LivresHebdo « À son meilleur, Férey offre un texte à double visage, des shots de poésie violente, électrique, émotive. »
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Caryl Férey

Les Nuits de San Francisco

À Yves Pagès,

grand petit homme

« Nous ne savions pas mentir : nous n'étions pas encore civilisés. »

Wounded Knee I

C'était l'époque où le Cercle n'avait pas encore été brisé, où les bisons couraient librement sur les terres des ancêtres, où donner une part de la chasse aux plus faibles rendait le cœur plus fort… Sam était né Sioux, un Lakota de la tribu oglala. Les « Indiens des Plaines », comme on les appelait.

La guerre de Sécession terminée et la frontière ouverte à l'ouest, Custer avait pensé qu'un bon massacre d'Indiens lui donnerait une image de présidentiable : Lakota et Cheyenne l'avaient scalpé à Little Big Horn, lui et tous les soldats de son 7 e régiment de cavalerie.

« Une autre vie ! », braillait Sam dans ses rebuffades éthyliques.

Car la terre des ancêtres était maudite. Il suffisait d'y grandir. Terres incultes, chômage endémique, l'alcool interdit mais tout le monde bourré du matin au soir ; une réserve, comme disaient les Wasichu. Sam avait vu son père se détruire sous ses yeux et n'avait rien fait pour l'en empêcher. Leurs ancêtres n'étaient pas de ceux qui avaient écrasé l'armée de Custer à Little Big Horn : non, Sam et son père étaient de ceux que ce même 7 e de cavalerie reconstitué avait massacrés dix ans plus tard, à Wounded Knee, des centaines de Sioux oglala passés à la mitrailleuse au cœur de l'hiver, en majorité des femmes, des enfants et des vieillards qu'on avait achevés au sabre, pour se venger de l'humiliation. On disait que les « tuniques bleues » avaient éventré les femmes pour clouer leurs fœtus sur les tipis, qu'ils avaient achevé le vieux chef qui les guidait jusqu'au campement d'hiver ; ils l'avaient tué comme du bétail avant d'incendier leurs biens, leurs animaux…

Wounded Knee : Sam avait ce sang sur le visage.

Le chaman qui l'avait amené dans la tente de sudation avait raison, il lui dégoulinait dessus, le Peau-Rouge : le sang des ancêtres lui faisait des rigoles mauvaises dans le cerveau, de l'acide qui grillait les circuits, des petits torrents gelés. Du sang d'hiver, comme le campement d'alors…

« À quoi bon… tout ça… »

Sam avait fait comme son père. Turbulent à sept ans, battu à dix, fugueur à treize, il avait arrêté l'école à quinze, zoné dans la réserve avec d'autres jeunes paumés et mis une fille de dix-sept ans enceinte, un soir où il avait bu comme à l'ordinaire. Que faire ? Sam était sans boulot ni espoir d'en trouver ; il n'y avait rien à Wounded Knee, que des bons à rien, des alcoolos incapables de faire vivre un foyer qui, quand ils pouvaient encore enlever leurs ceinturons, passaient leurs nerfs sur la marmaille ou les squaws à portée de cuir ; des guerriers lâches et violents embourbés dans leur graisse pour qui la terre n'avait plus de nom.

Grâce au chaman, Sam avait pourtant appris leur langue si belle, tenté de tirer quelque chose des champs rocailleux où on avait déplacé leurs ancêtres vaincus à coups de sabre et de canons, en vain. Qui l'entendait ? Liza, la fille qu'il avait mise enceinte, parlait à peine leur langue et jamais d'amour, se contentant de réclamer les dollars qu'il n'avait pas pour élever cet enfant dont il ne voulait pas. Une quadrature qui ferait de lui un raté à vingt ans, comme les autres.

Sam avait demandé conseil à l'homme-médecine qui invoquait le Grand Esprit, mais, malgré les plantes qui fumaient dans le tipi, Wakan Tanka était parti depuis mille lunes et ne se manifesterait pas pour un looser de sa trempe.

— Tu finiras mal si tu continues à boire, grommelait le vieil homme entouré de ses amulettes magiques.

— Tu en connais qui finissent bien ? avait rétorqué Sam, encore à moitié beurré.

Le sage s'était rembruni, comme devant un enfant capricieux.

— Le dernier qui parle n'a pas toujours raison… Si le cœur n'est pas bon, quelque chose d'effroyable arrivera. Les Esprits te parleront si tu les écoutes, ajouta-t-il. Ils te rendront ton bon cœur, et chasseront le mauvais. Suis les signes : ton animal totem te guidera dans tes rêves…

Mais Sam ne rêvait plus, trop de soûlerie dans les veines, quand la cargaison d'alcool prohibé engloutissait les aides fédérales au prix de l'oisiveté.

Aucun animal totem ne s'était manifesté dans ses comas, Wakan Tanka avait refourgué les terres des ancêtres aux Wasichu contre un galon de gnole, et Liza grossissait à vue d'œil.

Sam avait fêté ses vingt et un ans, le regard vissé sur le monticule du malheur.

Il ne supporterait pas de voir cet enfant, sûr qu'avec sa bonté naturelle il s'y attacherait aussitôt.

La vie lui jouait de sales tours.

La vie lui faisait mal au cœur.

Il fallait fuir : Liza, l'homme-médecine dans la tente de sudation, les signes des ancêtres qui ne lui viendraient pas. Le Cercle qui unissait les Lakota les uns aux autres avait été brisé il y a longtemps ; c'était trop tard.

Sam était parti vers l'Arizona, Flagstaff, territoire navajo, où il avait repris la bouteille avec d'autres frères de crasse et de misère. Sitting Bull et Crazy Horse, les vainqueurs de Custer, avaient été assassinés d'une balle dans le dos, au fort où ils étaient venus se plaindre de l'épaisseur des couvertures qu'on leur donnait pour se taire, de la vérole pulvérisée qui décimait son peuple, des sacs de graines moisies, de l'alcool frelaté qui rendait les siens aveugles.

Sam avait suivi les cadavres sur le chemin de l'Histoire.

Le soleil et la rue ne faisaient pas de beaux restes. Sam errait soûl dès neuf heures du matin dans les rues de la ville, retenant le froc sans élastique qui dévoilait son cul aux passants, qu'il taxait au hasard.

Il n'avait pas pris de nouvelles de Liza — avait-elle eu un garçon ou une fille ? — , de ses parents, de personne. Pour leur dire quoi ? Après deux ans de ce régime, sa beauté indienne avait foutu le camp, sa dignité, l'idée de la retrouver. Du guerrier lakota aux longs cheveux noirs déambulant dans les rues de Flagstaff, on ne voyait que le mime grotesque d'un folklore déplumé, des trajectoires d'ivrogne : les flics du coin lui avaient botté le cul pour qu'il dégage, et surtout qu'il ne revienne pas.

Sam avait pris ses sacs plastique, ses cannettes tièdes et un ticket de bus pour Las Vegas. Joe, un Navajo du coin, lui avait dit qu'ils recherchaient des ouvriers pour travailler dans le bâtiment. Ça construisait dur par là-bas, c'était même la pleine effervescence avec le boom de l'immobilier et il est bien connu que les Indiens ne ressentaient pas le vertige.

« Faut juste mettre un bémol sur l'alcool », avait prévenu l'ancien ouvrier navajo, en connaissance de cause.

Sam était parti tenter sa chance.

L'arrivée à Vegas d'abord l'avait impressionné : les gratte-ciel aux reflets de verre, le Strip illuminé tapageur, les répliques de pyramides égyptiennes, de tour Eiffel, le pont des Soupirs à Venise. Sam n'avait jamais vu de ville de cette taille, et toute cette pacotille de Disneyland lui donnait le tournis.

Et puis il s'était habitué. À l'époque, on ne faisait pas beaucoup de différences entre un travailleur saisonnier et un Indien sac à vin. On avait besoin de main-d'œuvre dans le service et le bâtiment. Sam ne faisait pas l'affaire comme groom, mais pour grimper sur les poutrelles métalliques, ce n'était pas eux qui tomberaient. Eux : un Wasichu adipeux malgré la climatisation qui ici fonctionnait jour et nuit, chef d'agence d'intérim employant le tout-venant — Sam et la cohorte de ratés qui affluaient au cœur d'un des déserts les plus chauds au monde.

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