À Renata Molina,
à ta mère qui t’a ramenée vivante
au pays alors des Droits de l’Homme.
À Camila Vallejo,
jeunesse manquante à l’Europe.
À Catalina Ester Gallardo Moreno,
une victime parmi d’autres,
À la beauté dans tout ce bordel
— à David Bowie.
PREMIÈRE PARTIE
GUET-APENS
L’ambiance était électrique Plaza Italia. Fumigènes, musique, chars bariolés, les hélicoptères de la police vrombissaient dans le ciel, surveillant d’un œil panoptique les vagues étudiantes qui affluaient sur l’artère centrale de Santiago.
Gabriela se fraya un chemin parmi la foule agglutinée le long des barrières de sécurité. Elle avait revêtu un jean noir, une cape de plastique transparent pour protéger sa caméra des canons à eau, de vieilles rangers trouvées aux puces, le tee-shirt noir où l’on pouvait lire « Yo quiero estudiar para no ser fuerza especial [1] « Je veux étudier pour ne pas faire partie des Forces spéciales. » (Toutes les notes sont de l’auteur.)
» : sa tenue de combat.
C’était la première manifestation postélectorale mais, sous ses airs de militante urbaine, Gabriela appréhendait moins de se frotter aux pacos — les flics — que de revoir Camila.
Elles s’étaient rencontrées quelques années plus tôt sous l’ère Piñera, le président milliardaire, lors de la révolte de 2011 qui avait marqué les premières contestations massives depuis la fin de la dictature. Ici l’éducation était considérée comme un bien marchand. Chaque mensualité d’université équivalait au salaire d’un ouvrier, soixante-dix pour cent des étudiants étaient endettés, autant contraints d’abandonner en route sauf à taxer leurs parents, parfois à vie et sans garantie de résultats. À chaque esquisse de réforme, économistes et experts dissertaient sans convoquer aucun membre du corps enseignant, avant de laisser les banques gérer l’affaire — les fameux prêts étudiants, qui rapportaient gros.
Si après quarante années de néolibéralisme ce type de scandale n’étonnait plus personne, leur génération n’en voulait plus. Ils avaient lu Bourdieu, Chomsky, Foucault, le sous-commandant Marcos, Laclau, ces livres qu’on avait tant de mal à trouver dans les rares librairies de Santiago ou d’ailleurs. Ils n’avaient pas connu la dictature et la raillaient comme une breloque fasciste pour nostalgiques de l’ordre et du bâton ; ils vivaient à l’heure d’Internet, des Indignés et des réseaux sociaux, revendiquaient le droit à une « éducation gratuite et de qualité ». Les étudiants avaient fait grève presque toute l’année, bloqué les universités, manifesté en inventant de nouvelles formes, comme ces zombi walks géants où deux mille jeunes grimés en morts-vivants dansaient, synchrones, un véritable show médiatique devant des bataillons casqués qui n’y comprenaient rien. Piñera avait limogé quelques ministres pour calmer la fronde mais les enseignants, les ouvriers, les employés, même des retraités s’étaient ralliés aux contestataires.
Les forces antiémeutes ne tiraient plus à balles réelles sur la foule, comme au temps de Pinochet : elles se contentaient de repousser les manifestants au canon à eau depuis les blindés avant de les matraquer. Des dizaines de blessés, huit cents arrestations, passages à tabac, menaces, Gabriela avait tout filmé, parfois à ses risques et périls.
Chassée par les gaz lacrymogènes et la charge des pacos , elle fuyait parmi les cris et les sirènes quand une main l’avait tirée sous un porche. Celle de Camila Araya, la présidente de la Fech [2] Fédération des étudiants de l’Université du Chili.
, croisée plus tôt en tête de cortège. Elle aussi était essoufflée.
— Ça va, rien de cassé ?
— Non, non…
Elles étaient deux réfugiées trempées des pieds à la tête quand la guerre hurlait dehors : on entendait des tirs sporadiques derrière la porte cochère, le crépitement des barricades en feu, les haut-parleurs recrachant les ordres de dispersion, les sabots de la police montée et les cris des étudiants qu’on jetait sur les trottoirs pour les frapper. Leurs regards s’étaient croisés, sur le qui-vive. Des lycéens avaient été arrêtés un mois plus tôt, déshabillés dans un commissariat et soumis à toutes sortes d’humiliations — d’après les témoignages, les flics se focalisaient surtout sur le sexe des filles…
— N’aie pas peur, avait murmuré Camila.
— Je n’ai pas peur.
Il y eut une série de chocs contre la porte cochère derrière laquelle elles se terraient, des appels à l’aide et des insultes : les forces antiémeutes s’acharnaient sur un étudiant à terre, là, à moins d’un mètre. Camila tenait toujours la main de Gabriela, comme si la lâcher pouvait les trahir. Chaque seconde en paraissait mille jusqu’à ce qu’enfin le danger s’éloigne. Il leur fallut un long silence pour ralentir leur rythme cardiaque. Camila ne serrait plus la main de Gabriela pour se donner du courage, elle la caressait, son sourire comme un nénuphar sous ses yeux vert d’eau… Avait-elle senti son trouble ? Ce danger qui l’excitait ? Elles s’étaient embrassées dans la pénombre du porche, furtivement…
Les deux étudiantes étaient sorties indemnes de la manifestation, ce qui n’avait pas calmé les ardeurs de la future égérie, aussi incandescente au lit que sur les plateaux de télévision. Dans un pays macho où le divorce avait été autorisé depuis peu, Camila Araya avait tout pour plaire aux médias : lesbienne, communiste, d’une beauté sans fard, piercings à l’arcade gauche, tempérament fonceur et discours maîtrisé, la leader étudiante de l’ère Piñera avait profité de l’attrait cathodique de son physique pour plastiquer les convenances patriarcales, briser le consensus d’un pays en manque de ruptures et tenir tête à l’arrogance des ministres.
Outre l’éducation gratuite, Camila Araya réclamait la création d’une assemblée constituante, un changement de la Constitution héritée de Pinochet pour en finir avec le bipartisme et le blocage des institutions. Gabriela avait intégré sa garde rapprochée, se tenant en première ligne des manifestations, caméra au poing : elle était devenue les « Yeux de Camila », assurant ses arrières en cas d’incident.
Les promesses du milliardaire Piñera étaient restées lettre morte mais les revendications des étudiants n’avaient pas fléchi, devenant un mouvement national. Pour qu’il vive, Camila avait rejoint un nouveau parti alternatif, Révolution démocratique, et venait d’être élue, à vingt-neuf ans, comme la plus jeune députée du Chili : un pied dans la rue, l’autre au Parlement, mais « les deux pieds bien fermes ».
Les socialistes de retour au pouvoir avaient promis des réformes pour l’éducation mais tout le monde savait que les banques et le secteur privé ne lâcheraient pas le morceau si facilement : trop d’argent en jeu, de campus high-tech à rentabiliser auprès d’une élite peu encline à partager un atavisme de classe marqué au fer dans le corps social du pays.
Craignant des échauffourées, les enseignes du centre-ville avaient baissé leurs rideaux sur le parcours des étudiants. Gabriela se faufila à travers le service d’ordre qui ceinturait la tête de cortège et retrouva Camila au milieu de sa garde rapprochée, une vingtaine de filles parmi les plus déterminées, le visage maquillé de blanc et noir, comme les rayures des zèbres les protègent des fauves.
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