— Tu as mis le temps, dit-elle.
Son visage était émouvant sous la pluie. Il ne l’avait jamais vu d’aussi près.
— Cinq mois.
— Huit, rectifia-t-elle.
Ses yeux scintillaient. Paul sortit la main de sa poche et lui rendit son caillou.
— Tu voulais me voir ? dit-il.
Hana sourit en empochant le projectile.
— Oui…
— C’est à cause de Dooley et sa bande ?
— Non, dit-elle. Eux je m’en fous.
Mais Paul sentit que quelque chose n’allait pas.
— Alors qu’est-ce que tu veux ?
— Te dire que je change de vie, répondit Hana.
Ses yeux de jade envoyaient des comètes.
— Ah oui ?
— Oui.
Elle faisait l’importante.
— Pourquoi, elle ne te plaît pas ta vie ?
— Non.
Paul mit les mains dans ses poches. Lui aussi commençait à être trempé.
— Pourquoi tu me dis ça ?
— Parce que je pars dans un kohangareo.
Une école maorie qui pratiquait l’immersion totale. Paul se rétracta, mit ça sur le compte du froid, mais l’angoisse lui montait au cœur.
— C’est à la campagne, poursuivit la métisse. Je dormirai là-bas.
Hana allait s’en aller. Elle allait le laisser seul. Elle allait l’abandonner…
— Eh bien, bonne chance, dit-il.
Le ton était neutre. Il bouillait.
— Merci, fit-elle en inclinant exagérément la tête. Ça fait chaud au cœur ce que tu me dis…
Paul serrait les dents, impuissant. Que pouvait-il dire d’autre ? Ce sont ses parents qui se saigneraient pour lui offrir une porte de sortie, pas lui : lui il pouvait juste écraser cette merde de Dooley, ce type et tous ceux qui suivraient. Alors qu’est-ce qu’elle attendait ? Un baiser d’adieu ? Une autorisation de sortie de territoire ? Une paire de baffes ? Il n’avait rien à voir dans cette histoire de kohangareo . Ce n’est pas lui qui allait changer sa vie puisqu’elle l’abandonnait : et puis il n’était pas de souche maorie, il était de souche bâtarde, alors ?
Ils s’observaient comme chien et loup.
— Bon…, fit-il. Alors adieu.
Voilant l’amertume qui lui serrait la gorge, Paul tendit une main qu’elle ne serra pas.
— Je reviendrai certains week-ends, dit-elle.
Hana le fixa dans les yeux comme on regarde au fond d’un puits, et disparut tout à coup, dans un nuage de pluie…
Quittant le motorway, Osborne roula jusqu’au petit cimetière d’Opua, un village de bord de mer.
Là, il déposa quelques fleurs sur le marbre blanc d’une tombe flambant neuve et médita dans la brise du matin. De l’océan montaient des langueurs salées. La vie était là, avec ses airs de duchesse, et lui ne la voyait pas. La mort de Jack Fitzgerald l’avait ramené au pays mais c’est le souvenir d’Hana qui flottait dans le spectre du temps.
Assis sur la dalle du tombeau, il acheva son stick d’herbe en observant les oiseaux qui sautillaient dans l’allée. Des tiekes rouge et noir, une espèce comme lui peu douée pour le vol…
Abandonnant les fleurs aux humeurs du Pacifique, Osborne quitta sur la pointe des pieds le cimetière où reposaient les restes de Jack Fitzgerald : si on ne réveille pas les morts, certains ont le sommeil léger…
Stink of diesel
grips your head
Smoke rising
here and there !
La musique à fond de train, il dévala la série de courbes qui serpentaient à flanc de colline et plongea vers la civilisation. C’était bruyant et sans joie.
Il avait renoué avec ses anciens contacts, plus particulièrement parmi la communauté maorie. Les questions qu’il avait posées étaient pour la plupart restées sans réponse : personne ne savait d’où sortait Malcom Kirk, le tueur en série abattu par Fitzgerald, mais, après avoir causé une telle hécatombe, tous ses informateurs s’accordaient à penser que Kirk devait bénéficier de protections. D’étranges bruits couraient également au sujet de Zinzan Bee, ancien activiste et chaman de la tribu ngati kahungunu. On l’avait vu traîner dans South Auckland et Fitzgerald avait cherché à le contacter peu avant le début du carnage ; mais ce qui s’était passé, ce qu’était devenu l’activiste maori, personne n’en savait rien. Idem quant à ses prétendus liens avec Malcom Kirk.
Osborne se demandait si le coroner McCleary avait envoyé ses premiers rapports d’autopsie à Fitzgerald, si c’était pour cette raison qu’on avait vidé l’ordinateur de sa maison, si les deux hommes avaient découvert quelque chose, s’il y avait quelque chose à découvrir… Il ne savait rien du tout.
*
Tom Culhane dévorait un fish and chips enveloppé dans du papier journal. Ce n’est pas tant le poisson et la frite surgelée qu’il aimait (au fond il y avait quantité de choses qu’il préférait) que le rituel lié à sa fonction de remplissage. Une habitude sécurisante, comme un relent de maman. Et puis il aimait prendre son temps. D’après son père c’était congénital : Tom avait tellement peu l’esprit de compétition qu’il avait fini remplaçant de l’équipe de rugby avant de saboter ses études de droit — « Quand on ne sait pas quoi faire, on fait du droit ! ». Obéissant aux injonctions paternelles, le fils prodigue avait raté son cursus universitaire et un premier amour (six mois sur le flanc, six de plus pour se relever), passion qu’il oublierait dix ans plus tard en épousant Rosemary. En attendant, devant son manque d’enthousiasme pour les codes et les chiffres, son père l’avait poussé à entrer dans la police. Là encore, Tom avait obéi, par sens de la famille plus que par vocation, et en avait pris pour quinze ans avant de quitter Christchurch.
Mais à Auckland tout serait différent. Il l’avait promis à Rosemary. Il y avait le docteur Boorman, un spécialiste, paraît-il le meilleur du pays, et il finirait bien par trouver ce qui clochait. Évidemment Boorman était cher, mais ils y arriveraient : de toute façon ils n’avaient pas le choix. C’était ça ou la fin de leur couple…
Osborne arriva au commissariat central vers midi.
— Du nouveau ? lança Culhane en pivotant sur son siège.
— Pas grand-chose.
Osborne s’écroula sur sa chaise, alluma une cigarette. Jusqu’à présent, leur collaboration s’était résumée à quelques patrouilles et à l’enregistrement de plaintes pour des affaires banales et fastidieuses. Les gangs des quartiers chauds semblaient se tenir tranquilles, on observait même un certain ralentissement des activités délictueuses depuis l’affaire Kirk et la restructuration de postes qui avait suivi le carnage. Timu et Gallaher mettaient la pression sur les délinquants de la ville, Culhane et Osborne se chargeraient d’évacuer les affaires courantes tout en rassemblant les informations au sujet de Zinzan Bee.
Le personnage était peu commun. Ancien activiste et figure emblématique de la communauté, Zinzan Bee était aussi connu comme chaman. Farouche défenseur des droits maoris, ses actions s’étaient surtout concentrées au sud de l’île, sur les anciens territoires tribaux, dans les années quatre-vingt. Suite au processus de réconciliation nationale instauré par le tribunal de Waitangi (toute personne se considérant comme maorie, se vit autorisée à faire entendre ses doléances en vue d’un dédommagement lié aux terres confisquées depuis 1840), son influence avait lentement décliné. Jugé trop radical, Zinzan Bee avait fini par se fondre dans l’anonymat. Les fichiers de la police mentionnaient un lieu (Masterton) et une date de naissance (02/05/1958), mais le Maori n’apparaissait plus nulle part depuis le début des années quatre-vingt-dix et sa dernière adresse connue (Waipawa, un bled près de Napier) était fausse.
Читать дальше