— Pourquoi ? Quelqu’un sait que nous sommes ensemble ?
Je réalisai que non : j’avais dit à qui voulait l’entendre que je partais en vacances dimanche mais je n’avais pas dit avec qui ni où — comme elle me l’avait demandé dans sa dernière lettre… Alice n’était pas à une excentricité près mais celle-ci, à rebours, semblait étrangement préméditée.
— Non, personne, répondis-je. Enfin, je ne crois pas… Ça change quoi ? Tu as de l’argent ?
— Un peu.
Sous le souffle de la vitre ouverte, les mèches d’Alice voltigeaient, brunes, jamais ensemble.
Bizarre… On se connaissait depuis deux ans mais c’était comme si je la voyais pour la première fois… Ou alors c’était moi qui aujourd’hui me voyais sous un nouvel angle, et qui ne me reconnaissais pas… Il était aussi possible que je débloque à pleins tubes.
Je jetai un œil sur le sac à dos posé à ses pieds — d’après mes souvenirs, c’est là qu’elle avait rangé le revolver.
— Il serait temps de s’en débarrasser, dis-je sans nommer l’engin.
Alice inclina son visage sur la mousse apparente du repose-tête :
— S’en débarrasser ?
— Dis, tu trouves pas qu’on a fait assez de conneries comme ça ?
— Si, bien sûr…
Elle ne semblait pas très convaincue. Je doublai une caravane couverte d’écussons.
— Dans les films, tout le monde se débarrasse de l’arme du crime, dis-je : il faut même être rudement con pour la garder.
— Oui mais on n’est pas dans un film.
— Alors il va falloir que tu m’expliques.
— Quoi ?
— Pas quoi, pourquoi.
— Pourquoi quoi ?
— Pourquoi tu m’as offert ce revolver.
J’étais coupable, certes, mais offrir une arme à feu à un type comme moi, qui plus est à moitié cuit, il y avait des façons moins dangereuses de me souhaiter un bon anniversaire. Sans parler de la garde de la petite…
— Pourquoi ? répéta Alice.
Elle aussi alluma une cigarette.
— Tu as lu le mode d’emploi, non ?
Je quittai un instant la route des yeux :
— Quel mode d’emploi ?
Alice me regarda comme si j’avais beaucoup changé :
— Tu ne l’as pas lu ?
— Eh bien, non ! Quoi ?
— Pourquoi tu ne me l’as pas dit ?
— Pas dit quoi ? Bon Dieu, Alice, je sais même pas de quoi tu parles !
Nous étions à des kilomètres l’un de l’autre, pourtant côte à côte.
— Il y avait un petit carnet dans la boîte à chaussures, dit-elle.
Sa voix ne pesait pas lourd dans le vacarme de la vitre ouverte.
— Je n’ai pas vu de carnet, dis-je. Ça change quoi ?
Elle soupira. On était deux. Son idée de partir en vacances avec l’arme du crime ne tenait pas debout et elle ne voulait rien me dire.
— Alors ? la relançais-je. On n’a qu’à le jeter n’importe où ce putain de revolver : dans le fossé !
— Non, dit-elle en secouant la tête, trop dangereux. Des gamins pourraient tomber dessus.
Des gamins… J’écrasai ma cigarette dans le tas de cendres qui trônait sur le tableau de bord. Elle ne répondait toujours pas à ma question.
— Je t’expliquerai tout, dit-elle enfin. Ce soir. Laisse-moi jusqu’à ce soir.
Le feu clignotant d’un passage à niveau stoppa notre fuite. Je me tournai vers Alice mais il était impossible de rien déceler derrière ses lunettes noires.
— Bon, soufflai-je, on avait parlé d’aller à la mer, pas au Mont-Saint-Michel. Faudrait se décider.
Je ne savais plus quoi faire de ma peau mais Alice semblait avoir mué depuis un certain temps :
— J’ai peut-être une idée, dit-elle. Il faut que je téléphone.
— Quel genre d’idée ?
— Il faut d’abord trouver une cabine.
Mon portable était cassé pour toujours, et elle préférait écrire aux gens — pour ça, nous formions une fine équipe tous les deux… En bois, marron, un train de marchandises passa devant nous. Alice en profita pour observer sa paupière gonflée dans la glace du pare-soleil. Le moustique de cette nuit avait fini par avoir sa peau…
— Avec tout ça, je n’ai même pas eu le temps de te remercier, dis-je.
— De quoi ?
J’aurais pu lui parler du revolver qu’elle avait ramassé sur le trottoir, avec mes empreintes, mais je répondis :
— D’avoir sacrifié ta beauté pour mes beaux yeux…
Son regard était tout de travers lorsqu’elle se tourna vers moi :
— Si je viens avec toi, c’est pour éviter que tu te fasses piquer.
Une marrante, Alice. Et qui me menait par le bout du nez… Enfin, la barrière du passage à niveau se releva et on n’en parla plus. Plus avant ce soir…
*
— Tu lui as dit quoi, à ton copain d’enfance ?
— Que j’étais avec mon nouveau mec, répondit Alice.
— Lequel ?
— Oh ! faut pas exagérer : je ne couche pas si souvent que ça…
Elle mentait. Dès qu’Alice parlait d’un mec, elle avait couché avec.
— Il n’a pas posé de questions ?
— Non. Il est amoureux de moi, dit-elle en guise d’explication.
— Je croyais que c’était un copain d’enfance ?
— Oui oui, aussi : on jouait aux petits cailloux ensemble…
— Aux petits cailloux ?
— Oui : on prenait les cailloux qu’on avait sous la main et on s’inventait des histoires avec. Des histoires de petits cailloux…
Je la regardai d’un air suspicieux :
— Il a pu changer.
— Ne t’en fais pas.
Le type qu’elle venait de joindre au téléphone partait le jour même pour un stage de zen à Angers, nous laissant sa maison à partir d’aujourd’hui six heures jusqu’au dimanche suivant. Ça nous laissait le temps de nous retourner. Pour quoi, je n’en savais encore rien. En tout cas, le départ de ce type tombait à pic.
Évitant la quatre-voies trop fréquentée, nous traversions la forêt de Paimpont, l’aiguille du compteur rivée sur le quatre-vingt-dix. Je ne pensais plus à son histoire de carnet, ni même au revolver sous le siège. Je pensais à la petite — tu parles d’un protecteur…
À la mort des parents, j’avais fait une demande pour devenir son tuteur, mais je n’étais pas le seul : les Viocs aussi s’étaient manifestés, prétextant que je n’avais ni les moyens ni la moralité pour m’occuper d’elle… Et la justice venait de leur donner raison. J’avais essayé de revoir Mathilde, au moins pour lui expliquer, mais les Viocs n’avaient rien voulu savoir… En y repensant, je ne sais pas ce qui m’avait retenu de leur foutre sur la gueule… Où était-elle à cet instant précis ? En colonie ? Chez eux ? Je ne l’avais pas trouvée là-bas, ils l’avaient pourtant collée quelque part…
Un pauvre type ayant tordu l’antenne de la Poubelle, nous n’avions pas d’infos à la radio. Les nouvelles seraient de toute façon mauvaises et j’étais plus préoccupé par d’éventuels contrôles de police. La pendule du tableau de bord affichait six heures trente lorsque, après un long périple sur les départementales du centre Bretagne, Alice bifurqua en direction de Locmaria-Plouzané.
— Comment il s’appelle déjà, ton copain ?
— Philippe Mavel.
Locmaria-Plouzané était un village de bord de mer avec ses maisons blanches en ardoise, sa crêperie, ses bistrots, son entreprise de travaux publics, « Le petit coup de pelle », ses menhirs, son pigeonnier en ruine, son fort à l’abandon et ses batteries commandant la pointe où défilaient les tankers, sa plage familiale et ses « Lions de Trégana », le club de football. La maison de Philippe Mavel se situait à la sortie du bled, près des rochers susnommés, à l’abri d’un bosquet d’acacias qui bordait la départementale.
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