Bénouville laissa sa phrase en pâture au silence.
— Quoi ? À vous tuer ?
L’homme se tassa sur sa chaise, la gorge nouée.
— Bon, soupira Mc Cash, dites à votre épouse de ne plus s’en faire : je vais aller lui secouer les puces, à votre Frédéric…
— C’est que je tiens à porter plainte ! s’écria Bénouville.
— Si ça vous chante. Pour les procès-verbaux, prenez la première à droite en sortant du bureau. Demandez le sergent Laguennec. Il vous aidera à remplir vos papiers.
Lui ça le faisait chier.
*
Onze heures du matin. Mc Cash roulait dans le labyrinthe des sens interdits du centre-ville. Il s’était réveillé à l’autre bout de Rennes avec une casquette en plomb, le quartier du haut des Lices était devenu une vraie cour des miracles et il ne savait pas où garer sa bagnole.
Outre la copie du procès-verbal établi par le sergent Laguennec, la boîte à gants de sa Renault de fonction abritait un chewing-gum à la chlorophylle, des cassettes aux bandes chiffonnées, un .38 Special chargé, trois paquets de marlboro dont les languettes déchirées rappelaient les oreilles d’un cocker, un appareil photo Polaroïd, un livre de Crumley dans le texte, quatre boîtes de pellicules bourrées d’herbe africaine, un mini-jeu d’échecs électronique, un sachet de cocaïne relativement peu coupée, les photocopies d’un rapport de la DST concernant la frange dure de l’ex-IRA, une poignée de balles en vrac, deux feutres noirs, plusieurs types de poussières et un carnet de notes dans lequel il établissait ses listes.
Mc Cash aimait les listes. Son esprit lui-même en regorgeait : liste de ses maîtresses, anciennes ou futures, du temps qui passe, fragmenté en années et non en époques (par exemple, il ne disait pas « quand j’étais avec ma femme » mais « en 81–88 ») mais aussi de ses livres, de ses voitures, ses disques, ses dealers, ses prostituées, etc. Bref, les listes lui procuraient des bases, comme si le sol allait sauter sous ses pieds.
Une place se libéra place Sainte-Anne. Il se parqua devant les punks new age qui clochardaient à l’entrée du bureau de tabac. Leurs chiens avaient l’air en meilleure forme que les types. Repoussant les bâtards de la semelle, Mc Cash traversa la rue Saint-Michel sans s’arrêter à aucun bistrot et salua cette performance en dérapant sur une crotte à l’angle de la rue Duguesclin. Il essuya ses semelles sur l’arête du trottoir et pénétra dans le hall d’un bâtiment classé. Là il consulta la liste des résidents, répartis en trois étages : Le Cairan habitait au dernier.
Mc Cash sonna à la porte, attendit en bougonnant, insista : personne.
Son voisin de palier et les locataires du second s’avérant eux aussi absents, il descendit au premier. La semi-obscurité de l’escalier l’avait contraint à remettre son bandeau, exercice qu’il effectuait plusieurs fois par jour sans que quiconque vît jamais sa prothèse. C’était interdit. Tabou. Plus qu’un vieux complexe, une honte.
Mc Cash se dandinait sur le paillasson d’une porte qui enfin s’ouvrit. La femme qui lui faisait face avait les cheveux longs et bruns, l’œil noisette, le teint plein d’intempéries, avec des taches de rousseur assez discrètes et un air peu aimable qui ne demandait qu’à évoluer. La quarantaine, à peine.
— Bonjour, annonça Gwénaëlle Magadec sans se fissurer d’un sourire.
— Lieutenant Mc Cash, dit-il.
— Vous venez au sujet du député, je suppose. J’ai tout dit à vos collègues…
— Le député ?
— Bah : Rogemoux…
Elle portait un pantalon léger, un pull noir et pas de chaussures. Mc Cash la regardait comme s’il s’agissait d’une sculpture bondage, regrettant son haleine de tabac froid.
— Eh bien, sourit-elle, pour un flic on peut dire que vous êtes au courant !
— C’est ici qu’il a été tué ? réalisa Mc Cash.
— Rogemoux habitait au second : juste au-dessus, fit-elle en levant ses yeux d’ourson vers l’étage.
Le borgne avait entendu parler du meurtre, forcément, on ne parlait que de ça. Dans l’éventualité d’une action terroriste ou d’un règlement de comptes politico-financier, le préfet Basillac, pressé par la famille et les amis de la victime, avait rameuté les spécialistes de la DST qui avaient aussitôt pris les choses en main. Un juge antiterroriste avait été saisi et les commissions rogatoires n’allaient pas tarder à pleuvoir.
— En fait, je viens au sujet de votre voisin du troisième, Frédéric Le Cairan.
— Ah bon ?
— J’ai une plainte contre lui. Vous le connaissez ?
— Un peu, concéda-t-elle. Pourquoi, qu’est-ce qu’il a fait ?
Mc Cash la trouvait plutôt décontractée pour une sculpture bondage.
— J’aimerais le voir, c’est tout. Vous savez où je peux le trouver ?
— Non. Je crois qu’il est parti en vacances.
— En vacances ? Tiens donc : quand ça ?
— Samedi ou dimanche, dit-elle, évasive.
Il évitait de lui parler en face. Il devait puer le poisson crevé, le divorce pour faute, l’abandon et la solitude.
— Vous savez où il est parti en vacances ?
— Ça non, je n’en sais rien.
Ses orteils jouaient de l’orgue sur les lattes du palier. Une danseuse peut-être.
— Et vous savez quand il revient ?
— Non.
Le Cairan avait quitté son domicile le jour même de l’exécution de Rogemoux : hasard ou coïncidence ?
— La police ne l’a pas interrogé au sujet du député ? demanda Mc Cash.
— Non, pourquoi ?
— Il aurait pu être témoin du meurtre.
Gwénaëlle Magadec haussa les épaules.
— Vous l’avez vu la semaine dernière ? reprit-il.
— Non, Fred était absent.
— Vous savez où il était ?
— Non.
— Vous l’avez vu quand pour la dernière fois ?
— Samedi, en début d’après-midi, fit-elle, légèrement agacée. Je crois qu’il devait se rendre au mariage d’un copain, du côté de Saint-Malo…
Un courant d’air frais glissa par l’embrasure de la porte. Gwénaëlle avait achevé son concerto pour pieds nus :
— Vous avez d’autres questions à me poser ?
Mc Cash se sentait toxique.
— Vous qui avez vu Fred samedi midi, abrégea-t-il : il avait l’air comment ?
— Normal.
— C’est-à-dire ?
— Agité.
Nous quittâmes Louvigné-du-Désert par une voie unique. On avait parlé de joindre la côte, sans trop savoir laquelle. Les cylindres de la Poubelle claquaient dans le vent de la vitre ouverte, le soleil brillait et il était bien le seul : un œil sur la campagne, l’autre dans le rétroviseur, je réfléchissais à vide. En butée. Mes pensées se cognaient les unes contre les autres, et revenaient sans cesse à leur point de départ. Aucune explication valable, ni excuses ni justifications. Ce qui m’arrivait aujourd’hui n’était pas prévu dans mes plans de sauvetage mais mon instinct me disait de fuir, au risque d’aggraver mon cas.
D’une certaine manière, ça ne pouvait pas être pire. D’ailleurs, Alice non plus ne voulait pas que je me rende. Pourquoi ? Parce qu’elle était impliquée comme complice ? Le meurtre ayant eu lieu à Rennes, les flics commenceraient par chercher en ville. Ça nous laissait un peu de temps, mais pour faire quoi et aller où ? Près de moi, Alice, pensive, consultait la carte Michelin qui traînait dans la boîte à gants.
— Il va falloir que je trouve un peu de fric, dis-je au bout d’un moment : un euro soixante, ça va pas me tenir jusqu’à la mort.
— Il y a ma carte de crédit.
— C’est le meilleur moyen de se faire repérer.
Читать дальше