Une larme brûlante coula sur sa joue, que le vent effaça.
Gabriela resta là longtemps, cœur vide au pied du volcan, à cacher son visage contre le sien et le bercer en vain.
Elle étreignait son mort.
— Tu as parlé à la police de Valparaiso ? demanda Stefano.
— Oui…
— Et tu leur as dit quoi ?
— Que j’étais chez une amie du tai-chi. Une sorte de retraite spirituelle, sans nouvelles de mon mari parti en voyage d’affaires… Comme convenu.
— Ils t’ont crue ?
— Je crois, oui…
La voix de Manuela tremblait légèrement au téléphone. Stefano l’avait informée de ce qui s’était passé dans le salar , les conséquences à prévoir, élaborant un plan de repli dans l’urgence qui les épargnerait tous, mais son seul souci était de ramener Gabriela saine et sauve. Il avait attendu de rentrer à Santiago pour rappeler la femme de Schober.
— Je leur ai dit que je n’étais pas au courant des affaires de Gustavo, reprit-elle. Juste qu’il était dans le Nord pour un business minier. Que je ne savais pas ce qu’on lui reprochait…
Manuela était manifestement ébranlée par la tournure que prenaient les événements.
— Ils vont continuer à t’interroger, dit Stefano. L’affaire a trop de zones d’ombre pour qu’ils te laissent tranquille.
— Quelle affaire ? Il n’y a aucun témoin vivant d’après les flics, que Gustavo… et toi… Mais toi tu n’existes pas.
Stefano déplaça son pion.
— Tu pourrais témoigner sur le passé de Schober : son rôle à la DINA puis comme agent du Plan Condor.
— Ça changerait quoi ?
— Ça mettrait la justice sur la bonne piste.
— Une piste vieille de quarante ans… (Elle soupira dans le combiné.) Tu ne comprends pas que ça n’a plus d’importance, qui a participé à quoi, quand et où ? Je ne veux plus entendre parler de ces histoires, Stefano, ni témoigner de cette époque… Je veux juste qu’on me fiche la paix.
— Tu préfères l’amnésie, comme tout le monde, dit-il sur un ton de reproche.
— Oui, renvoya-t-elle tout de go. Écoute, j’ai accepté le deal que tu m’as proposé, je l’ai respecté et le respecterai vis-à-vis des flics. Ne m’en demande pas plus.
Stefano avait la gorge sèche.
— Pourquoi tu m’as sauvé la vie alors ?
— Parce qu’ils allaient te tuer, répliqua Manuela. Parce que je te croyais mort depuis longtemps, comme les autres, et que je ne voulais pas qu’on te tue une deuxième fois… C’est une chose entre moi et moi, n’y vois rien d’autre qu’une dette mal digérée. Oublie notre histoire. Ce qui s’est passé l’autre nuit dans la villa.
Stefano ne voulait pas abdiquer. Pas après tout ce qu’ils avaient traversé.
— Si un juge te convoque pour parler du passé de Schober, dit-il, tu feras un faux témoignage ?
— Je le fais pour toi, je peux le faire pour lui.
Ses mots le frappaient comme des balles. Stefano croyait parler à Manuela mais c’est Andrea Schober qui lui répondait. Elle n’avait pas abattu Delmonte parce qu’une parcelle d’elle l’aimait encore, elle l’avait fait pour sauver sa peau.
Il s’était trompé… La politique, ses amours : il s’était trompé toute sa vie.
Stefano raccrocha, des lames dans le cœur.
* * *
La police des frontières avait trouvé les corps au matin, après un coup de fil anonyme au commissariat de San Pedro ; l’avocat de Santiago gisait au milieu du salar , le corps criblé de balles, ainsi que le chauffeur de Schober, un industriel qui faisait des affaires dans la région. Schober, grièvement blessé à la hanche, grelottait de fièvre dans un 4 × 4 Land Rover aux vitres pulvérisées. Repéré par le vol concentrique des oiseaux, un troisième corps reposait à quelques kilomètres de là, près de la frontière bolivienne, le cadavre d’un homme atrocement mutilé — les parties génitales avaient été arrachées par les charognards, qui s’étaient acharnés sur la blessure…
Stefano n’avait pas traîné dans l’Atacama après la fusillade. Muñez renvoyé chez lui à dos d’âne, il avait ramené Gabriela, muette, jusqu’à Santiago et le cinéma de quartier où elle logeait depuis quatre ans. Ils ne l’avaient plus quitté.
Les jours avaient passé, sombres, lents, convalescents.
Le juge Fuentes savait-il que l’argent reçu pour le corrompre venait de la cocaïne, que Schober était un ancien criminel aujourd’hui occupé à vider les hauts plateaux de l’Atacama de la seule richesse qui l’intéressait, son lithium ? L’enquête au sujet des meurtres rebondissait, le « suicide » de l’associé de Roz-Tagle, l’exécution suspecte de son ami policier dans son appartement, le silence amnésique de Schober après son opération de la hanche, les soupçons qui pesaient sur l’industriel après le passage de l’avocat au bureau indigène de San Pedro, Stefano suivait les événements dans la presse, préparant ses meilleurs plats que Gabriela refusait d’avaler.
Elle s’était enfermée dans sa chambre noire, en sortait parfois la nuit pour une douche ou remplir une bouteille d’eau, fantôme d’appartement dont le vide omniprésent rendait chaque objet plus dérisoire. Un parfum d’hébétude et de colère sourdait des murs. Stefano tournait en rond dans sa chambre. Andrea Schober avait renoncé depuis longtemps à la justice, à lui. Le destin les avait précipités les uns contre les autres, une collision imprévue et pourtant inéluctable qui le laissait aujourd’hui exsangue.
Il ne restait qu’une jeune femme rongée de chagrin, Gabriela, et l’onde funèbre de leurs amours mortes sur une mer de sel.
Stefano n’avait pas peur des traces qu’il avait pu laisser dans le salar ou dans la villa de Schober : il avait peur de ce vide. Que Gabriela le quitte. De devenir vieux sans elle, sa seule jeunesse et sa seule raison d’imaginer l’avenir.
Les sœurs de La Victoria avaient raison, il y a un âge où l’on ne fait plus le deuil : on meurt avec. Il avait déjà perdu son vieil ami curé, qu’adviendrait-il si Gabriela partait du cinéma ? À défaut de l’aimer comme une femme, pourrait-il l’aimer encore comme sa fille ? Stefano rêvait. Car il avait failli dans le salar de Tara.
Il n’était pas le héros que l’imprudente s’était imaginé, le défenseur de la Moneda en flammes qui avait repris les armes pour les sauver. Il avait laissé Esteban se faire tuer, massacrer, sous ses yeux : l’homme qu’elle aimait.
Le soleil était chaud, la ville une étuve. Stefano gara la camionnette le long du trottoir où les vendeurs de sodas cuisaient sous leurs casquettes. Il avait soif. L’été n’y était pour rien, ni l’alcool bu la veille au soir pour s’étourdir.
Gabriela était sortie de sa chambre moribonde, ce matin-là, des traits d’insomnie sur le visage mais jolie pourtant, avec ses mèches brunes savamment calées sous son béret blanc. Stefano n’avait pas osé le lui dire. Il n’était plus son tío , son ami, son confident, ni le héros d’aucune histoire.
— Tu es sûre que tu ne veux pas que je t’attende ? demanda-t-il bravement.
— Non… Non, merci.
Gabriela portait ses ballerines imitation lézard, son sac à main vintage et la robe bleue à motifs de leur premier jour. Pour leurs adieux. Elle claqua la portière et, sans un mot pour le projectionniste, se dirigea vers la grille du cimetière.
Un chien se grattait près de l’entrée, comme si toutes les puces du cône Sud logeaient sous ses oreilles. Gabriela ne fit pas attention à lui : les allées du Cementerio General de la Recoleta étaient larges et arborées, avec ses jardins, ses tombes familiales bien entretenues, ses caveaux… Son pas était lent, comme abîmé. Elle eut une pensée pour Violeta Parra en passant devant sa plaque toujours fleurie, pour les disparus de la dictature et leurs noms gravés sur le mausolée qui lui faisait face. D’après le gardien à l’accueil, la tombe qu’elle cherchait se situait au bout de l’allée 6, sur la gauche.
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