Delmonte se présenta Calle Londres, en sueur sous son costard Armani malgré la brise sur le trottoir. Il sonna à l’interphone du deuxième étage. Luis Villa, qui venait de rentrer chez lui, répondit aussitôt.
— Oui ?
— Oscar Delmonte, s’annonça-t-il, de la douane de Valparaiso. J’ai des choses à vous dire, en privé…
* * *
La vision de Grazón gisant dans sa merde hantait encore Esteban. Il pouvait presque sentir l’odeur répugnante qui empuantissait l’appartement, le sang coagulé sur le carrelage mural de la salle de bains, l’odeur de sa propre peur aussi. Il ne voyait plus les bâtiments gris derrière le pare-brise de l’Aston Martin, la rare végétation et les passants de Providencia affairés le long des vitrines. Il avait appelé Gabriela mais elle était déjà en ligne. Il n’avait pas laissé de message. Quelques chiens paressaient sur les trottoirs, insensibles à l’agitation humaine. L’hôtel de ville et ses vieilles tourelles ouvragées défiaient les buildings de verre dont les reflets cherchaient en vain à capter le bleu du ciel. Gabriela rappela alors qu’il ruminait ses équations mortelles, englué dans le trafic.
Sa voix tremblait d’horreur et de colère. L’assassinat du père Patricio obscurcissait un paysage déjà dévasté. Le faux suicide d’Edwards, le meurtre de Grazón, le message sur son portable escamoté, la conversation tourna court.
— Tu es où ? fit Gabriela, électrique.
— Sur Independencia, dit-il au milieu des klaxons. J’ai rendez-vous chez Luis.
— Je te rejoins.
Esteban ne discuta pas. Trop d’événements à la fois, de diagonales en collision. Il se dégagea des pots d’échappement et arriva Calle Londres. Il trouva une place sous les platanes de la place pavée où déjeunaient des employés de bureau, marcha jusqu’à l’ancienne maison coloniale sans cesser de broyer du noir. Le père Patricio avait dû tomber sur les dealers dans la décharge. Ou leur fournisseur. Dans tous les cas, ils n’avaient pas hésité à liquider la figure emblématique du quartier…
Les chiens faisaient partie du décor de la ville, sans que personne ne se soucie de savoir à qui ils appartenaient ; l’un d’eux sortit de la ruelle voisine où s’entassaient les poubelles, et lui aboya dessus. Abruti. Esteban sonna à l’interphone du numéro 30, entendit la connexion et la voix de Luis qui lui disait de monter, grimpa au deuxième étage après avoir écrasé sa cigarette. La porte était entrouverte sur le palier.
— Luis ?
Esteban pénétra dans l’appartement, sentit une présence dans son dos, trop tard.
— Un mot et tu es mort, fit une voix par-dessus son épaule.
Un homme corpulent guettait contre le mur, armé d’un Glock équipé d’un réducteur de son. Javier Porfillo, la soixantaine tout en muscles, râblé malgré sa grande taille, un nez busqué sous des yeux de hyène : ils se détestèrent au premier regard.
— Tu tombes à pic, Roz-Tagle… (Il ferma la porte à clé.) Avance, les mains en l’air.
Il n’était pas seul. Un jeunot attendait dans la cuisine. Nuque rasée, menton en galoche et allure de videur, Durán braquait une arme sur la tempe de Luis qui, les mains plaquées sur la table, lui adressa un regard penaud.
— Ils m’ont forcé à te répondre à l’interphone, s’excusa-t-il depuis la chaise en paille. Ils disent qu’ils veulent juste te parler… Je suis désolé.
— Boucle-la.
La fenêtre de la cuisine donnait sur la ruelle et n’avait pas de vis-à-vis. Porfillo fouilla sommairement Esteban, constata qu’il n’était pas armé, du canon le repoussa vers le mur. L’avocat se posta près du vaisselier, entendit du bruit dans la chambre voisine, où deux personnes marmonnaient. Porfillo le jaugea un instant, avec le mépris haineux des revanchards. L’ancien agent de la DINA n’avait pas grand-chose sur l’associé d’Edwards : une tête brûlée qui passait son temps à faire chier les compagnies pétrolières, les multinationales et les entreprises chiliennes dans leur ensemble, sans parler de défendre ces bâtards d’Indiens… Roz-Tagle était là, dans son beau costume de cuico , les yeux naviguant entre son copain flic et la menace des pistolets.
— Qu’est-ce que vous voulez ? dit-il.
— C’est moi qui pose les questions… (Porfillo désigna le policier.) Qui d’autre que lui est au courant pour Edwards et Grazón ?
— Au courant de quoi ?
— Tu veux qu’on le bute tout de suite ?
Les mains de Luis tremblaient sur le Formica, le canon contre la tempe. Esteban dévisagea le tueur.
— Tu veux dire, qui est au courant de leurs meurtres ?
— C’est ça.
Il gardait les mains en l’air, sous la menace du Glock. Luis avait dû leur dire ce qu’il savait.
— Je te cause, grogna Porfillo. Qui est au courant ?
— Personne, répondit Esteban. Que moi.
— La femme d’Edwards, elle sait quoi ?
— Elle croit que son mari s’est suicidé.
— Tu n’es pas allé chez elle après avoir trouvé Grazón ?
— Non.
— Pourquoi ?
— Pour la protéger.
— De quoi ?
— De vous.
Porfillo eut une moue approbatrice.
— Et le petit flic chargé de l’enquête ?
— Bergovic ? Je ne lui ai rien dit non plus, fit Esteban.
— Pourquoi ?
— Parce que je n’aime pas les nains, ils sont tout petits.
Durán esquissa un sourire narquois qui ne plut pas à son chef.
— Continue sur ce ton, Roz-Tagle, je te jure que tu vas le regretter…
— Je n’ai pas appelé Bergovic parce que je n’ai pas confiance dans la police, recadra Esteban.
— Et lui ? rétorqua Porfillo en désignant Luis Villa.
— Lui, il est honnête.
Porfillo opina en direction du flic et, visant à peine, l’abattit d’une balle dans le cœur.
Luis fut projeté en arrière, emportant la chaise dans sa chute. Esteban esquissa un geste vers son ami mais Durán le tenait dans sa mire.
— Bouge pas, toi !
Esteban retint son souffle. Luis reposait sur le sol, les yeux encore frappés par la stupeur, un trou dans la poitrine. Porfillo désigna la table de la cuisine.
— Prends la place de ton petit copain pédé, ordonna-t-il.
Ils savaient ça aussi. Esteban sentit la peur lui clouer les jambes. Le tueur alluma la radio posée sur le frigo, chercha une station de musique, augmenta le volume.
— Tu entends ce que je te dis ? Tu t’assois en mettant tes mains bien à plat sur la table ou je te descends comme l’autre lavette… Dépêche.
Esteban évalua ses chances de fuite, à peu près nulles. Durán avait relevé la chaise, l’intimant de s’asseoir à la place du mort.
— Les mains à plat ! siffla Porfillo.
Esteban s’exécuta, les jambes molles. Il y avait toujours des bruits dans la chambre de Luis, quelqu’un qui pianotait sur un ordinateur en s’adressant tout bas à un quatrième larron. De fait, Delmonte et Carver organisaient la petite mise en scène imaginée après l’inspection des échanges électroniques du flic — un pédé notoire, qui fréquentait assidûment les sites de rencontres.
— À nous maintenant…
Esteban vit les verrues sur les mains de Porfillo, deux à l’index, trois sur le majeur, d’autres plus petites sur l’annulaire et les jointures de la main droite. Celle qui d’ordinaire caresse les femmes. Pas trop le style de Porfillo : il posa son pistolet automatique sur le frigo et, plongeant la main à l’intérieur de sa veste, sortit un long objet enveloppé dans un mouchoir aux taches rosâtres. Un marteau.
— C’est avec ça que tu as défoncé le crâne de Grazón ?
Esteban dévisagea le sexagénaire, impassible. Quelque chose pourrissait à l’intérieur de ce type, comme l’écho de cris pas tout à fait tus.
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