Il y avait une scène, après seize minutes de noir…
La scène ou plutôt les plans se succédaient dans une sorte de clip psychédélique, de nuit et par grand vent. La caméra filmait l’asphalte depuis l’habitacle d’une décapotable lancée sur une autoroute vide, dont les soubresauts incessants faisaient trembler l’image. L’Aston Martin… Gabriela se pencha sur l’écran, stupéfaite. L’angle de prise de vue changea, cadra un instant Esteban, stoïque au volant du bolide malgré le vent qui balayait ses cheveux, avant de vite revenir aux bandes blanches avalées par les phares.
La suite donnait mal au cœur, d’autant qu’on n’entendait rien avec les rafales. Il y eut plusieurs coupures, comme les manipulations maladroites d’un amateur, enfin l’image se stabilisa. Il s’agissait d’une autre scène d’extérieur, cette fois-ci en bord de mer. Ce n’était pas Esteban qu’on distinguait à la lueur de la lune mais elle, Gabriela, sur une plage… Celle de Quintay… L’aube se levait à l’horizon, elle marchait pieds nus vers les rouleaux qui crachaient leur écume phosphorescente sur les coquillages.
Gabriela frémit malgré elle : la scène semblait irréelle.
Qui d’autre qu’Esteban pouvait la filmer ?
Le film prit un tour dramatique quand, telle une somnambule, elle se vit fendre l’écume pour se mêler aux vagues qui grondaient. Elle reflua une première fois, se rétablit tant bien que mal, et repartit à l’assaut des monstres. Ils tombaient en gros bouillons tumultueux, les courants comme des faux sous ses pieds. Insatiable, Gabriela roula sous une vague énorme et, happée par la masse, disparut de la surface de la terre…
Le plan resta un moment sur l’océan, désespérément vide, puis l’image recula, instable, recula encore, abandonnant la folle sirène sous les flots, jusqu’au cut final…
Hallucinant.
Gabriela murmurait, atterrée par sa propre inconséquence : était-elle devenue cinglée ?
Il lui fallut plusieurs secondes avant de retrouver la réalité de sa chambre. Le sentiment d’angoisse ne s’était pas dissipé : si Esteban l’avait filmée, il avait dû remonter jusqu’à la voiture, ranger la caméra dans la boîte à gants avant de redescendre vers la plage… Pourquoi ? Ramasser son cadavre recraché par les vagues ? Et elle, pourquoi avait-elle commis pareille folie ? Son inclination pour le danger devenait suicidaire. Suicidaire et stupide. Ses circuits se brouillaient, comme si plusieurs forces antagonistes s’affrontaient en elle depuis sa première crise mystique. Gabriela avait déjà vécu des rêves éveillés avec sa tante machi : si l’état de transe confirmait une sorte de certificat cosmogonique pour celle qu’Ana considérait comme la future chamane de la communauté, Gabriela restait tiraillée entre la vision métaphysique mapuche et la rationalité winka . La pensée complexe qui expliquait le flux du monde exigeait le lien à l’autre, encore fallait-il le décrypter. Elle s’était penchée sur le sujet, à l’école de cinéma mais aussi pour son propre équilibre psychique. En créant des lésions sur les trajets des neurones responsables de l’inhibition des flux moteurs pendant le sommeil paradoxal, des chercheurs avaient vu des chats se dresser sur leurs pattes, exécuter des séquences comportementales complexes et même chasser des souris imaginaires — tout en restant endormis au regard des critères neurophysiologiques — comme s’ils mettaient leurs rêves à exécution. Certains humains, « vivant leurs rêves » dans une phase différente du somnambulisme, pouvaient aussi se blesser ou blesser leur partenaire au lit… La folle soirée avec Esteban l’avait-elle poussée à ce stade d’inconscience active ?
Qu’avaient-ils convenu ensemble pour qu’il la filme se jetant habillée dans les flots ?
Il faisait soudain chaud dans l’ancienne cabine de projection, comme si son métabolisme se dégradait à son tour. La sonnerie de son smartphone retentit alors sur le bureau. Ce n’était pas Esteban mais Stefano.
Elle décrocha, l’esprit ailleurs.
— Gabriela ?
— Salut, tío .
— Écoute… Je viens de trouver le corps de Patricio à La Victoria, dit-il d’une voix blanche. Dans la décharge.
— Quoi…
— Patricio est mort, répéta Stefano, la voix cassée par l’émotion. Il a été assassiné. Ce matin, ajouta-t-il comme si cela avait de l’importance.
— Non… Mais… qu’est-ce qui s’est passé ?
— Il cherchait deux gamins du quartier, d’après les sœurs, des orphelins qui traînaient avec la bande d’El Chuque du côté de la décharge, dit-il. C’est là que j’ai découvert son corps.
L’air se raréfia dans la chambre. Un silence hors du temps — Patricio.
— Comment… comment il a été tué ? demanda Gabriela, sous le choc.
— Je ne sais pas, répondit Stefano, aussi bouleversé qu’elle, il a plusieurs plaies à la tête. Une arme blanche quelconque.
Le vent soufflait dans le combiné.
— Tu es où ? fit Gabriela.
— Sur place. J’attends les secours.
Un frisson glissa le long de son échine. Des images macabres — elle imagina Stefano seul parmi les ordures veillant le corps de leur ami, le visage inerte de Patricio dans la décharge, les blessures à la tête, les salopards qui l’avaient lâchement assassiné… Elle songea à la mort d’Edwards, à cette menace qui semblait les suivre pas à pas.
— Patricio… Tu es près de lui ?
— Oui… Oui, les secours ne devraient pas tarder.
— Filme le corps, fit-elle d’une voix rauque. Avec ton portable.
— Quoi ?
— Je t’expliquerai, souffla Gabriela dans le téléphone. Mais filme la scène de crime : que Patricio ne soit pas mort pour rien.
— Gabri…
— S’il te plaît !
À quarante ans, un homme est fini : carrière professionnelle, amours, argent, si rien n’est balisé, il y a de fortes chances que ce soit trop tard. Oscar Delmonte venait d’avoir cinquante ans et se targuait d’atteindre son âge d’or. Il avait un bon poste au port de Valparaiso, deux enfants de la même femme qui entreraient bientôt à l’université, une nouvelle maîtresse sensiblement plus jeune que la précédente, l’estime de ses pairs et surtout de lui-même. Delmonte aimait les beaux costards, les voitures, les restaurants gastronomiques et les soirées VIP, rire fort pour montrer qu’il était à l’aise dans sa vie, décontracté, souverain. Dommage que tout coûtât si cher, à commencer par ces fichues études… Une maîtresse, passe encore, c’était un marché tacite entre un homme et une femme, mais les gamins à vingt ans étaient aussi autonomes que des souris de laboratoire et ce n’était pas avec sa paye d’officier des douanes qu’il allait entretenir tout ce joli monde. Baisser son niveau de vie n’était pas envisageable. On ne descend pas quand on a monté. Il lui fallait de l’argent, comme tout le monde, toujours plus d’argent. C’était la loi du marché, il s’agissait juste de se trouver du côté de ceux qui l’édictaient.
Gustavo Schober lui avait proposé une affaire en or, risquée mais impossible à refuser dans sa situation. Delmonte avait rencontré l’industriel par l’intermédiaire de Porfillo, le chef de la sécurité du port. Son job consistait à fermer les yeux sur les arrivages du terminal 12, celui de Schober, récupérer la drogue et la refourguer avec Porfillo à leurs différents contacts — « Daddy », son beau-frère, faisait partie des heureux élus. Cinq mois étaient passés depuis la première livraison de coke et Oscar avait amassé l’équivalent de soixante-quinze mille dollars. Pas mal. Sauf que tout s’était précipité — cette histoire de morts suspectes à La Victoria, la trahison du fiscaliste. Heureusement, il y avait les logiciels espions de Carver, la toile d’araignée électronique tissée autour des témoins, en particulier un flic des narcotiques proche de Roz-Tagle.
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