— Elle ne sort plus de sa chambre depuis ton esclandre à la fête, dit-il sèchement. Tu imagines avec l’annonce du décès d’Edwards…
Esteban ne releva pas. Cravate bordeaux et souliers vernis, Montes le mena vers son bureau du rez-de-chaussée, poussa la porte comme s’il s’agissait d’une corvée. Le secrétariat de l’intendant donnait sur un coin retiré du parc, avec des meubles en bois massif, de la paperasse classée sur les étagères, du matériel informatique…
— Bon, de quoi s’agit-il ?
— Il me faut la liste des invités à la garden-party, déclara Esteban.
— La liste des invités, répéta le majordome. Pour quoi faire ?
— Je représente Vera, je vous l’ai dit. Hormis elle, ces invités sont les dernières personnes à avoir vu Edwards vivant.
— Et ?
— Et leurs témoignages peuvent être précieux pour ma cliente.
— C’est à ton père d’en décider, répondit Montes froidement. Je n’ai pas à interférer dans cette affaire.
— Nos pères respectifs étant les amis que vous savez, ce qui sert les intérêts de Vera sert aussi les leurs, fit Esteban sur le même ton. Elle n’est pas en état de répondre aux questions de la police : donnez-moi une copie de la liste et on n’en parle plus.
Claudio Montes toisa l’avocat. Mauvaise mine. Raison de plus pour se méfier.
— Appelle la fille du juge, que j’en aie le cœur net.
Son air inquisiteur commençait à lui donner de l’urticaire.
— Vous êtes capable de comprendre qu’une femme qui vient de perdre son mari est dévastée de chagrin, ou vous avez l’empathie d’un bulot, Nestor ?
L’atmosphère se tendit dans le bureau. Montes lisait dans son regard comme dans un livre ouvert — des envies de démolition réciproque. Une voix connue perça alors depuis le couloir.
— Esteban, c’est toi ?! J’ai entendu le son de ta voix !
Ne manquait plus que l’autre toc-toc, songea-t-il en voyant débarquer sa mère. Anabela portait un déshabillé vaporeux recouvert d’un châle, des mules à talon et un maquillage assez outrancier chez une malade alitée pour cause de deuil.
— Esteban ! s’exclama-t-elle. Qu’est-ce que tu fais là ? Mon Dieu, mais tu as une tête épouvantable !
— Bonjour, Mère. Ne t’en fais pas, je ne reste pas longtemps : je suis juste venu demander la liste des invités à la fête de Víctor.
— Oui, d’ailleurs je ne te félicite pas pour ton attitude, rebondit-elle pour asseoir une autorité fantôme. Se battre avec son propre frère : avoue que tu te comportes comme un enfant !
— J’ai ton tempérament frondeur, Mère.
— Ah oui ?
Anabela ne savait pas qu’elle était frondeuse, l’idée lui plaisait.
— Mère, reprit Esteban, la police mène une enquête au sujet de la mort d’Edwards et c’est moi qui représente Vera auprès des autorités. Tu imagines bien comme elle souffre.
Anabela avait déjà le rimmel qui coulait.
— Oui, s’apitoya-t-elle en changeant de registre, la pauvre petite… C’est affreux ce qui arrive. Affreux…
— J’ai besoin des témoignages des invités, ils sont les dernières personnes à avoir vu Edwards vivant et il faut que je prépare sa défense.
— Sa défense ?
— Même pour un suicide, la police mène toujours une enquête.
— Ah.
— Hum, si je puis me permettre, madame Roz-Tagle, s’interposa Montes, je pense qu’il vaudrait mieux en parler à Monsieur votre mari au préalable.
— Et pourquoi donc ? Je vous rappelle que Vera est une amie de la famille, au même titre que ses parents. C’est un peu fort, s’offusqua Esteban en prenant sa mère à partie.
— Tout à fait, assura Anabela.
Montes grommela dans sa barbe — ce petit salaud allait encore rouler sa foldingue de mère dans la farine.
— N’oubliez pas que vous n’êtes qu’un employé de maison, Nestor. Ma mère n’a pas d’ordre à recevoir de vous. Mère, dites-lui d’obéir, à la fin.
— Obéissez, Claudio, c’est un ordre.
Le majordome croisa le regard supérieur d’Anabela Roz-Tagle, puis celui faussement courroucé de son fils.
— Bien, Madame, acquiesça-t-il, vaincu.
Esteban répondit aux questions empressées de sa mère quant à l’enquête de police, alluma une cigarette pendant que Montes s’exécutait. L’imprimante cracha bientôt trois feuillets, qu’il parcourut rapidement — à vue de nez, il y avait plus d’une centaine de convives — avant de les fourrer dans sa veste noire. Snobant l’intendant, Esteban baisa la main de la star sexagénaire. Elle non plus n’avait pas eu un mot de compassion pour son fils après la perte de son ami.
— Au revoir, Mère.
— Adieu, mon fils… Et essaie d’être digne, pour une fois !
Un asile de fous, qu’il connaissait par cœur.
Claudio Montes raccompagna l’aîné de la famille jusqu’au perron d’où il l’avait jeté l’autre soir.
— Tu ne perds rien pour attendre, souffla-t-il au visage d’Esteban.
Un fiel imbécile, qui lui redonnait presque envie de vivre.
Le capitaine Popper n’avait pas apprécié la déclaration lapidaire du curé à la télé communautaire, mais le père Patricio n’avait de compte à rendre qu’à Dieu — et à leur ami Cristián, autour duquel il espérait réunir les familles de victimes.
L’oraison funèbre d’Enrique avait lieu l’après-midi à l’église. En attendant, les sœurs Donata et María Inés avaient arpenté les rues et recueilli un témoignage au sujet d’El Chuque et de sa bande. Parmi eux auraient été vus Matis et Toni, deux enfants de La Victoria dont on restait sans nouvelles depuis le décès de leur mère trois mois plus tôt — Magdalena, une pauvrette traînant dans ses pattes deux gamins en sandales qui ignoraient jusqu’à l’existence d’une baignoire. Atteinte d’une grave et persistante pneumonie que le méchant froid des hivers chiliens aimait raviver, La Victoria ne bénéficiant que d’un dispensaire, Magdalena était morte avant d’avoir pu être soignée.
Le père Patricio se souvenait des deux gamins : Matis et Toni, treize et huit ans, n’avaient pas desserré les mâchoires à l’inhumation de leur mère, un matin misérable où la pluie avait eu l’élégance d’être muette. Ils avaient regardé le linceul s’engouffrer dans la terre et s’étaient enfuis à la sortie du cimetière pour ne plus jamais réapparaître. Comment les orphelins avaient rejoint la bande d’El Chuque importait peu : Matis et Toni, que les sœurs avaient pris un moment sous leur aile, pouvaient leur fournir des informations sur le trafic. Patricio ne serait pas long à leur faire entendre raison.
Après le parc André Jarlan s’étirait une avenue morne et sans piétons qui reliait La Victoria aux quartiers sud. Le père Patricio partit à vélo, un Raleigh à trois vitesses qui pesait son poids de rouille. Les sœurs María Inés et Donata avaient tenté de le dissuader d’y aller seul, prétendant qu’il n’était plus si jeune, mais à soixante-dix-huit ans, le curé estimait se porter comme un charme. L’avantage de la foi, se disait-il en poussant sur les pédales.
Fidel suivait la valse des rayons, la langue ballant en rythme, jetant des regards sporadiques vers le cycliste qui s’échinait au soleil pâle. Patricio l’avait trouvé un matin devant l’église, un bâtard au poil beige et court sur pattes qui ne demandait rien, à peine des caresses. Le chien était encore là le lendemain, à la même place, puis les jours qui avaient suivi, fidèle à ce qui semblait être son poste. Naturellement, l’homme d’Église lui avait ouvert la porte — Fidel il resterait.
— On arrive ! l’encouragea-t-il.
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