— Hum… Aucune idée donc de l’endroit où votre associé a passé la journée ?
— Non…
Bergovic se tourna vers Vera.
— Votre mari était habillé comment lorsque vous l’avez quitté hier matin ?
— Eh bien… Il avait un tee-shirt. Et un jean.
Vera gardait les mains jointes comme en une prière inutile. Le petit homme hochait la tête d’un air entendu, continuant de noircir son calepin.
— Pourquoi ? releva Esteban. Edwards était vêtu comment lorsqu’on l’a trouvé ?
— De la même manière… Je me demande juste ce qu’il a pu faire de sa journée dans cette tenue ; il faisait frais hier soir… Mais ça n’a sans doute aucune importance.
Esteban sentit que son sourire forcé cachait un cerveau en ébullition.
— L’amie chez qui vous avez posé vos valises confirmera que vous avez dormi chez elle la nuit dernière ?
— Vous insinuez quoi ? intervint l’avocat.
— Je vérifie, c’est tout.
— Quoi ?
Bergovic les fixa, comme mû par une profonde réflexion.
— Il y avait des traces de pas sur le terre-plein au bord de la falaise, dit-il, au moins deux différentes. Des traces récentes.
Esteban regarda le visage déjà pâle de Vera, puis celui de l’officier, imperturbable.
— Vous voulez dire qu’Edwards n’était pas seul au moment de sa mort ?
— Mon métier consiste à douter, philosopha Bergovic. Ça peut être aussi le pas d’un promeneur, ou d’un automobiliste qui voulait admirer la vue… Je vous recontacterai quand j’en saurai plus.
— Bien…
— Vous avez quelque chose à ajouter ? leur demanda-t-il, affable.
— Non… Non.
Bergovic se leva du canapé et serra la main de la veuve.
— Toutes mes condoléances, madame.
Esteban adressa un signe à Vera, qui resta dans le salon tandis qu’il raccompagnait l’étrange petit homme jusqu’à la porte. Une éclaircie les accueillit sur le perron.
— Vous croyez que quelqu’un a pu pousser Edwards de la falaise ?
Bergovic goba un chewing-gum à la menthe.
— Appelez-moi si vous avez une idée…
La grille de la propriété s’ouvrit alors sur une Nissan sombre et rutilante : Víctor Fuentes arrivait, accompagné de son chauffeur. Le nouveau juge à la Cour suprême sortit du véhicule, un blazer bleu marine sur les épaules. Il salua froidement l’associé de son gendre, demanda des nouvelles au lieutenant chargé du constat, la mine fermée sous sa courte barbe blanche : sa fille perdait un mari, lui un presque fils.
— Un suicide ? dit-il bientôt. Enfin ! Mon gendre avait tout pour être heureux, c’est insensé, affirma-t-il, péremptoire.
— Une dispute serait à l’origine du drame, compatit Bergovic.
— On ne se suicide pas pour une dispute, asséna Víctor. Bon, ma fille est là, j’imagine…
— Oui, elle vous expliquera mieux que moi. Nous allons mener une enquête de routine, prévint-il sur le mode informatif, c’est la procédure dans ce genre de cas.
— Vous me tiendrez personnellement au courant.
— Bien sûr, monsieur le juge… Au revoir, messieurs.
Víctor Fuentes laissa filer l’officier de police ; il allait rejoindre Vera dans la maison mais Esteban le retint.
— Écoutez, Víctor, il y a quelque chose qui me chiffonne. Edwards n’était pas dans son état normal ces derniers temps, à commencer par son comportement à la garden-party. Vous l’avez remarqué…
— C’est vrai que tu as été exemplaire, rétorqua le juge, qui n’avait manifestement aucune envie de discuter avec lui.
— Là n’est pas la question. Edwards s’est mis à boire. Je l’ai croisé avant-hier midi au cabinet. Il avait des problèmes de couple sans doute, mais je suis sûr qu’il y avait autre chose.
— Tu te mets à jouer les Sherlock Holmes, maintenant ?
— Edwards a cherché à me joindre après la soirée, poursuivit Esteban. Je n’ai pas eu son message mais ça ressemblait à un appel à l’aide.
— De quoi tu parles ? se rembrunit Víctor. Pourquoi tu n’as pas eu son message ?
— Je me suis fait voler mon portable cette nuit-là, mais il voulait me parler d’une personne présente chez mon père. Pas de sa dispute avec Vera…
Le magistrat secoua la tête.
— Ton histoire est cousue de fils blancs, mon pauvre Esteban. J’ai autre chose à faire qu’écouter tes élucubrations.
— Je cherche juste à savoir ce qui est arrivé à Edwards.
— Il s’est jeté d’une falaise, ça ne te suffit pas ? renvoya Víctor. Bon, tu m’excuseras, abrégea-t-il, je vais retrouver ma fille.
Esteban le regarda gravir les marches d’un pas leste, passablement énervé — Víctor n’avait pas eu un mot pour lui, qui venait de perdre son ami d’enfance. Il descendit l’allée jusqu’à la décapotable garée dans la rue, respira à fond pour se calmer. Les questions continuaient de se bousculer dans sa tête. Pourquoi Edwards l’avait-il appelé en pleine nuit ? La personne présente à la soirée avait-elle un rapport avec son suicide ? S’agissait-il même d’un suicide ? Sous ses airs compassés, le petit flic aussi avait des doutes… Une joggeuse passa le long de la palissade, couette blond peroxydé jaillissant d’une casquette rose fluo, des écouteurs dans les oreilles. Esteban songea à l’homme dont Edwards voulait lui parler, à la liste des invités qu’il pouvait récupérer chez son père. Il fallait aussi qu’il retrouve Renato Grazón et son smartphone escamoté dans le bar clandestin — en espérant que ce cloporte ne l’ait pas déjà refourgué…
* * *
Échappant au smog qui enkystait la cuvette de Santiago, le quartier de La Reina abritait les plus belles propriétés de la capitale, camouflées derrière des murs sécurisés. Esteban grimpa la route escarpée qui cheminait à travers la colline verdoyante, dépassa le Parc naturel et les condominios florissants alentour.
Calle Valenzuela Puelma : la famille Roz-Tagle habitait une grande maison avec piscine au cœur d’un bois de plusieurs hectares, un petit manoir acheté à prix d’or alors qu’Esteban finissait ses études en Californie. Il gara la décapotable sous les arbres qui bordaient la route. On entendait les oiseaux pépier depuis le parc voisin. Les rares voitures roulaient à allure réduite, freinées par les dos-d’âne. Esteban se présenta à l’interphone, un œil noir vers la caméra de vidéosurveillance qui filtrait les entrées. L’intendant de la maison, Claudio Montes, alias Nestor, lui rappela avec un plaisir non dissimulé qu’il était persona non grata chez ses parents, que son père Adriano était absent et que sa mère refusait toute visite, mais Esteban lui coupa l’herbe sous le pied : ce n’était pas ses parents qu’il voulait voir, c’était lui, en privé.
— Qu’est-ce que c’est encore que cette histoire ? grogna le majordome.
— Vous savez que mon associé s’est tué la nuit dernière : c’est moi qui représente Vera, sa femme. La police mène une enquête… Laissez-moi entrer.
Il y eut un silence indécis.
— Écoutez, ce n’est pas le genre de discussion qu’on tient par interphone, s’agaça Esteban. La fille du juge Fuentes a besoin de votre aide. Ouvrez cette grille, je dois m’entretenir avec vous, Nestor. Cinq minutes, pas plus… C’est elle qui m’envoie.
Claudio Montes consentit à le laisser entrer, à contrecœur. Le chant des moineaux contrastait avec la moiteur de cette matinée pourrie. Esteban traversa le jardin luxuriant puis la cour de gravier qui faisait face au manoir. Le majordome attendait en haut des marches, le visage anguleux et peu amène dans son complet sombre.
— Mère est là ?
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