Le vent l’attirait vers le gouffre : Edwards recula d’un pas, au risque de se faire happer. Le sang battait contre ses tempes, ruisselantes de stress. Il fallait trouver un moyen de se rendre indispensable, gagner du temps encore…
— Personne, dit l’avocat. Personne n’est au courant. C’est la vérité.
— Le juge ?
— Non… Non.
— Un flic ?
— Non.
— Et Luis Villa, alors ?!
— Je… Je ne vois pas de qui vous voulez parler.
— Un flic des narcotiques, copain avec ton associé.
— Je ne connais pas cet homme.
— Villa et Roz-Tagle sont sur une affaire de drogue à La Victoria.
— Je vous dis que je ne suis pas au courant. Esteban ne me parle pour ainsi dire jamais de ses affaires… Pourquoi je mentirais ?
Porfillo renifla, jaugea le cuico de Santiago. Il n’avait jamais pu saquer ce genre de types, toujours propres sur eux, et qui ramassaient les petites putes à la pelle.
— Tu n’en as parlé qu’à ton copain avocat ?
Edwards se maudit en silence.
— Oui… J’étais ivre quand je l’ai appelé, plaida-t-il. Je ne savais plus ce que je faisais, ce que je disais… C’est la vérité. Vous devez le savoir si j’étais sur écoute…
Les embruns remontaient la falaise comme des volées de plomb. Porfillo grimaça. Si ce bâtard espérait de l’indulgence, il se gourait.
— C’était quoi votre plan à tous les deux ?
— Notre plan ?
— Si tu as appelé ton associé pour lui parler de moi et Schober, c’est que tu avais une idée derrière la tête, insinua-t-il.
Edwards croisa le regard convergent du tueur, concentré de violence à un mètre de lui, toujours acculé au gouffre.
— Je voulais juste soulager ma conscience, dit-il.
— Comment ça ?
— Mon père a été assassiné lors d’une opération du Plan Condor, confessa l’avocat. En voyant vos visages dans les archives, de mauvais souvenirs sont remontés…
Une silhouette se tenait adossée à l’Audi.
— C’était qui, ton père ? demanda Porfillo.
— L’aide de camp et chauffeur du général Prats, l’ancien chef des armées d’Allende.
— J’étais pas dans le coup, dit l’autre avec cynisme. Dommage.
Edwards serra les dents — pauvre con .
— Et ta femme ? reprit Porfillo. Elle était avec toi quand tu as appelé Roz-Tagle hier soir. Tu vas me dire qu’elle n’est pas au courant ?
Le cœur d’Edwards battit plus fort. L’idée que ces salopards puissent s’en prendre à Vera lui était insupportable.
— Non… (Il secoua la tête.) Non, Vera était dans sa chambre. Elle dormait. Elle n’a rien entendu. Elle… elle ne sait rien.
— Alors pourquoi elle a quitté la maison tôt ce matin ?
— On s’est disputés, dit-il. La veille, en rentrant d’une soirée.
— Ah ouais.
Il n’avait pas l’air convaincu. Ou le faisait exprès.
— C’est la vérité, répéta Edwards avec empressement. Une querelle de couple, c’est pour ça qu’elle est partie. Vera n’a rien à voir là-dedans. Laissez-la en dehors de tout ça.
— Dis plutôt qu’elle est allée en parler à son père, renvoya Porfillo.
— Non… Non ! Je le jure.
Les feux d’une voiture passèrent au loin, offrant un bref moment de répit. Edwards voulut tenter quelque chose, comme un baroud d’honneur, mais ses jambes tremblaient au bord de la falaise.
— Tu mens, gronda Porfillo.
— Non… Non.
Les rafales cinglaient son visage. Edwards soutint le regard oblique de l’assassin : non, il n’était pas un lâche. Il vit le marteau brandi sous la lune, son visage haineux, et comprit que cette ordure allait le tuer. Le liquider quoi qu’il arrive… Edwards eut une dernière pensée pour Vera, poussa sur ses jambes qui refusaient d’obéir et, le cœur au désespoir, se jeta dans le vide.
Santiago grisonnait malgré le ciel sans nuages, les Andes comme un vaisseau fumant dans l’opaque. Las Condes, le quartier de son enfance, s’était développé de manière spectaculaire, avec ses tours de verre, ses cliniques privées rutilantes, ses banques et ses enseignes racoleuses, ses avenues semblables aux gens qui les empruntaient, sans charme, pressés. Esteban détestait Las Condes, ce matin c’était pire.
La police venait de trouver le corps d’Edwards au pied d’une falaise à trente minutes de Santiago, une chute mortelle qui avait toutes les apparences d’un suicide. Vera pleurait au téléphone. Ne comprenait pas. Esteban ne lui avait pas laissé le temps de demander de l’aide — « J’arrive… ». Il conduisait dans les rues arborées du quartier résidentiel, sous le choc. Vera avait parlé d’une dispute entre deux sanglots, mais on ne se jetait pas d’une falaise pour une chose aussi banale. Lui non plus ne comprenait pas ce qui avait pu arriver à son ami.
Camino La Posada : l’Aston Martin dépassa l’avion de chasse exposé à l’entrée du site, le même modèle qui avait bombardé la Moneda, et roula à allure réduite jusqu’au bout de la rue. Edwards et Vera n’habitaient pas un condominio mais une maison cachée dans la verdure, avec une grille électrique et des barbelés acérés sur les murs d’enceinte. Esteban s’annonça à l’interphone et remonta l’allée à pied.
Vera attendait sur le perron, les bras serrés dans ses mains trop frêles. Elle aperçut sa silhouette entre les rangées de fleurs, voulut venir vers lui mais le sol l’engluait ; Esteban grimpa les quelques marches, prit la veuve dans ses bras et s’abandonna au malheur.
— C’est horrible…
Edwards était le lien qui les séparait, une chose entendue. Esteban laissa pleurer son ancienne petite amie contre son épaule, murmura des mots réconfortants sans trop retenir ses larmes. Vera portait un legging noir et un petit pull en laine de même couleur, les cheveux détachés. Le chagrin était communicatif, mais ils devaient parler tous les deux avant l’arrivée de la police — c’était la procédure et Vera aurait besoin d’un avocat. Esteban lui releva le menton, caressa sa joue humide.
— Il faut que tu me racontes ce qui s’est passé, dit-il d’une voix douce.
— Oui… (Du revers de la main, elle effaça ses larmes.) Viens, entre.
Ses yeux noisette étaient rouges, cernés. Ils s’assirent sur un des canapés en cuir, partagèrent un café insipide dans ce salon déjà trop grand sans la présence d’Edwards. C’est un pêcheur qui avait découvert le corps : il gisait sur une plage de galets près de Rocas de Santo Domingo, à une centaine de kilomètres de Santiago, les os brisés par la chute. Sa voiture était garée sur le terre-plein au sommet de la falaise, avec ses papiers dans la boîte à gants. La thèse du suicide semblait la plus vraisemblable mais une enquête était ouverte : un lieutenant de police viendrait tout à l’heure.
— Tu as prévenu tes parents ? s’enquit-il.
— Oui. Mon père a annulé ses rendez-vous… Il ne devrait pas tarder.
La fille du juge était effondrée. Esteban prit sa main froide dans la sienne.
— Bon, maintenant raconte-moi ce qui s’est passé.
Elle réunit ses forces, soupira pour évacuer sa peine.
— Edwards était ivre, tu te souviens… Tu sais qu’il ne boit jamais, mais il y avait autre chose, comme de la rage. C’est terrible à dire, Esteban, mais pour la première fois de ma vie, j’ai eu peur de lui… Edwards est devenu violent ; j’ai même cru qu’il allait me frapper.
D’autres larmes dansaient à ses paupières, plus amères. Edwards n’avait jamais porté la main sur une femme.
— Vous vous êtes disputés à quel sujet ?
— Edwards était soûl, répéta Vera.
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