Esteban s’assit près d’elle, qui faisait défiler des images sur son téléphone portable. Des images où il figurait… Il l’arrêta bientôt.
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
— Je t’ai dit, je filme tout le temps.
Esteban fronça les sourcils.
— C’est-à-dire ?
— Le corps d’Enrique, ton arrivée à La Victoria, la réunion dans l’église, l’épisode à la décharge avec El Chuque, les carabiniers… J’ai tout en stock.
Il secoua la tête, incrédule.
— Tu es cinglée, Gab… Imagine que Popper ait remarqué ton petit manège ?
— Personne ne voit jamais rien quand je filme en douce, certifia l’espionne. Encore moins les mecs quand je mets un truc décolleté… Maintenant regarde la suite.
Gabriela retrouva vite la séquence du bar clandestin de Bellavista : des images de cohue, d’ivrognerie.
— Ça te rappelle quelque chose ?
Esteban se pencha sur l’écran, reconnut le clando où ils avaient échoué. La scène restait confuse dans sa mémoire. À vrai dire, il s’en souvenait à peine.
— Ça fait bizarre de se voir, comme ça…
— Tu as vu ta tête ? On dirait une chouette.
La sensation était désagréable, comme si son double existait sans lui.
— Ce type, là, avec le chapeau, fit-elle en désignant l’écran, on dirait que tu le connais…
Il faisait sombre dans le bar clandestin. Gabriela arrêta l’image, une des rares à peu près nettes. Esteban se vit adossé au comptoir, les yeux comme des soucoupes sous le spot, en compagnie d’un homme au feutre noir d’où s’échappaient de longs cheveux filasse. Il soupira devant la barbiche.
— Renato Grazón…
— C’est qui ?
— Un petit escroc qui se fait passer pour un poète urbain, dit-il. Je le croise parfois dans les bars. Un pauvre type.
— En attendant, il t’a escamoté ta carte. Regarde…
Il vit. Un scénario bien rodé, qui collait bien au personnage. Grazón avait dû les repérer dans la foule, profiter de l’ivresse et du monde pour lui faire les poches. Smartphone, cartes de crédit, la vermine devait s’en donner à cœur joie depuis ce matin…
— Tu ne te souviens pas d’avoir parlé avec lui ? demanda Gabriela.
— Non. Ou très vaguement… De toute façon, il est trop tard pour faire quelque chose.
L’idée de prévenir sa banque le déprimait, quant à son téléphone, il l’avait déjà changé. Grazón pouvait appeler Pékin, ça ne changerait rien à sa vie.
— Ce type mériterait quand même une bonne correction.
— Oublie ce cafard, il n’en vaut pas la peine.
Gabriela rangea son smartphone dans son sac en vinyle.
— Alors, reprit-elle, c’est quoi l’idée dont tu voulais me parler ?
— Je compte demander une autopsie des gamins auprès d’un juge, dit-il. S’ils ont bien été victimes de cette cocaïne, on plaidera pour homicide. Volontaire ou non, ce sera à la justice de trancher. Le résultat des analyses jouera pour nous.
Le visage de l’étudiante s’éclaira.
— C’est Popper qui va être content, se réjouit-elle dans un cynisme de façade.
— Il n’a qu’à faire son boulot.
— En tout cas, c’est une super bonne idée, Roz-Tagle !
— Tu vois.
Elle était si proche qu’Esteban sentait son odeur d’épices douces. Il se souvenait de l’onctuosité de son ventre quand elle l’avait pressé contre lui, ses seins.
— Tu veux un verre pour fêter ça ? demanda-t-il.
— Un seul, alors.
Esteban marcha pieds nus jusqu’au bar d’acier patiné du coin cuisine, secoua le shaker qui attendait là.
— Et ton film, relança-t-il, tu as réfléchi à ce que tu allais en faire ?
— Il prend forme, dit-elle, sibylline.
Il remplit les coupes de mousse alcoolisée.
— On peut savoir laquelle ?
— Un documentaire tourné comme une fiction autour des morts de La Victoria, sans voix off … Un film accusateur contre l’apathie des carabiniers, l’État…
La vidéaste avait replié ses jambes sur le canapé, sa jupe légèrement retroussée découvrait sa peau dorée.
— En tout cas, moi non plus je n’ai pas remarqué que tu filmais…
Esteban ajouta quelques gouttes d’angostura, dernière touche au pisco sour . Les lumières scintillaient derrière les baies vitrées, les teintes du loft viraient à l’orangé. Gabriela saisit le verre qu’il lui apportait.
— À toi, Mata Hari, dit-il en faisant tinter leurs coupes.
Gabriela trempa les lèvres dans le cocktail acidulé, sans le quitter des yeux.
— Alors ?
— C’est bon, fit-elle.
— Ah.
— De se retrouver, je veux dire…
Un sourire adultère dégomma ses vingt-six ans. Elle posa son verre sur la table basse. Esteban n’était pas le genre d’homme à dévoiler ses sentiments, comme s’il avait peur de quelque chose — le bonheur, l’amour, elle ? — , mais il la couvait des yeux depuis un moment, lui laissant l’initiative. Gabriela embrassa sa bouche, glissa sa langue entre ses lèvres et sa main sous sa chemise. Sa peau était douce, son ventre musclé. Esteban caressa la cuisse de l’étudiante déjà lovée contre lui, goûta à sa salive. Elle sentit son sexe dur dans sa main, le cajola à travers l’étoffe du pantalon sans cesser de l’embrasser. Lui aussi sentit son désir grandissant, leur souffle qui se mêlait, l’adorable humidité au creux de ses cuisses.
— J’ai envie de toi, Roz-Tagle, murmura-t-elle.
— Moi aussi, Gab… beaucoup.
— Ah oui ? feignit-elle de s’étonner.
Gabriela libéra un bouton de son chemisier, puis deux.
— C’est ce qu’on va voir…
* * *
Si Gabriela n’avait pas de problème particulier avec les hommes, force était de constater qu’hormis son attraction passionnelle pour la blonde Lucía à l’internat de Temuco et le coup de foudre pour Camila lors des révoltes étudiantes elle n’avait rien vécu de transcendant. Les garçons de son âge étaient maladroits, deux mains ne leur suffisaient pas, et la troisième s’avérant souvent la plus gauche, elle n’avait pas fait de vieux os dans leurs bras. Comme disait Camila, « à vingt ans les mecs ont encore du duvet, à trente ils se prennent pour des aigles, à quarante ils s’imaginent plaire aux filles de vingt, à cinquante ans c’est pire, à soixante ils commencent à sentir le sapin, et à partir de soixante-dix, laisse tomber ».
Esteban était différent. Il y avait dans ses caresses et ses baisers une candeur presque tragique qui lui rappelait la scène au milieu des blés où Warren Beatty couchait enfin avec Faye Dunaway dans le Bonnie and Clyde d’Arthur Penn. Gabriela avait aimé recevoir son sexe, ses mains sur son visage quand il s’enfonçait plus loin, les mots rares murmurés à son oreille, sa poigne quand elle avait tendu ses fesses en une ultime offrande… Oui, il s’était passé quelque chose entre eux tout à l’heure, un instant magnétique au-delà d’une affaire d’orgasme. La Mapuche gambergeait sur le lit car une idée insidieuse s’était glissée dans son âme. Elle avait embrassé Camila sous le porche pendant que les forces antiémeutes matraquaient l’étudiant, et elle avait aimé ça. Passionnément. Comme l’idée de faire le mur du pensionnat avec Lucía pour perdre sa virginité. Ce n’était pas tant la transgression d’un interdit que le danger qui lui procurait cet affolement sexuel. Le danger l’excitait, l’orientation du partenaire n’avait rien à voir là-dedans… Sa fascination/répulsion devant les images du cadavre d’Enrique procédait-elle du même corpus d’idées tordues ? Sa rencontre avec Esteban ?
Et que ferait-elle de toutes ces images récoltées ? un film dangereux ?
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