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Nicole Kidman, en robe de soirée, urinait devant son benêt de mari, un médecin qui ne voyait que lui dans le miroir de la salle de bains : la séance d’ Eyes Wide Shut venait de commencer quand Gabriela rentra au Ciné Brazil.
Il avait fallu monter un plan de bataille en express pour convaincre Cristián de rouvrir l’antenne de Señal 3 et tout le monde avait joué son rôle. Joint au téléphone, l’avocat avait dit oui à tout : sa présence à l’oraison funèbre d’Enrique, les familles de victimes qu’il y rencontrerait autour du rédacteur, la plainte collective qu’il déposerait en leur nom. Esteban avait même une idée dont il parlerait ce soir — rendez-vous chez lui à huit heures.
Gabriela grimpa l’escalier de service quatre à quatre, chargée d’électricité. Son corps réclamait du sommeil mais après les événements survenus ces dernières vingt-quatre heures, il n’était plus question de dormir. Encore une heure à tuer avant de rejoindre Esteban à Lastarria ; Stefano accaparé par la projection du soir, elle retrouva sa chambre, mit le ventilateur en branle pour brasser l’air du réduit, troqua son jean contre une jupe courte et un chemisier qu’elle trouvait classe, se maquilla légèrement pour souligner le noir de ses yeux. Puis elle brancha sa caméra sur l’ordinateur de son bureau et transféra les rushes des images tournées depuis la veille.
Son idée de documentaire live sur la mort d’Enrique commençait à prendre forme de manière plus précise. Elle avait en stock plusieurs témoignages, des entretiens piratés par ses soins, une scène avec le dealer soupçonné du trafic… Gabriela laissa défiler les images : le brainstorming dans l’église, l’éclopé qui leur avait donné le nom d’El Chuque, leur irruption dans la décharge, chez les carabiniers, chez Luis, la garden-party et leur arrivée au restaurant, où elle avait coupé la GoPro — il y en avait déjà pour près de deux heures… La chronologie de son film vola alors en éclats.
Il y avait une scène de nuit qu’elle ne reconnaissait pas. Une scène pour le moins confuse : l’image était sombre, intermittente, aucun plan n’était fixe, mais on entendait de la musique et le brouhaha de discussions avinées. Un bar surpeuplé, avec des spots tournants au-dessus du comptoir : celui du bar clandestin de Bellavista, là où ils avaient perdu contact avec la réalité.
La vidéaste se pencha sur l’écran, troublée. Elle (qui d’autre ?) avait dû filmer depuis son sac à main, cadrant la cohue qui se pressait là. Il y avait beaucoup de monde, des cris d’ivrognes parmi lesquels elle reconnut bientôt Esteban ; il était accoudé au comptoir en compagnie d’un petit brun à chapeau et chemise blanche ouverte. Le genre artiste… Gabriela se souvint vaguement de l’avoir croisé en arrivant dans le bar clandestin. Le type se penchait pour parler à Esteban, visiblement hébété. Le plan donnait la nausée. L’avocat paya une tournée de champagne, tapa le code pour le barman, et sa carte échoua dans les mains de l’homme au chapeau. Ce dernier glissa alors le plus naturellement du monde la carte bancaire dans la poche de sa veste, tout en continuant la discussion, sans que l’avocat réagît…
Gabriela fronça les sourcils. Ils étaient ivres à cette heure mais il y avait autre chose. Le type au chapeau n’était pas en train de profiter des largesses du fils Roz-Tagle : il était en train de le dévaliser.
Huit heures moins dix, déjà. Gabriela vit rapidement la suite, une succession de trous noirs, ou plutôt de plans tournés à vide, comme ces messages accidentels et sans objet qu’on reçoit parfois sur nos portables. En retard à leur rendez-vous, elle prit le temps de basculer la scène du bar clandestin sur son smartphone.
Huit heures du soir : prisonnier d’une secte, Tom Cruise fantasmait à l’idée de se faire violer quand le visage de Gabriela apparut dans la salle de projection.
— Je peux prendre la camionnette, tío ?
Quand il ne sortait pas, Esteban passait ses soirées chez lui à écouter de la musique en fumant des cigarettes. Il se fichait des écrans, des divertissements, des dîners en ville où il soignerait ses réseaux, de se faire de nouveaux amis, d’aligner les conquêtes comme les soldats de plomb d’une armée aux abois.
La providence l’avait jeté dans les bras de Vera Fuentes, Esteban avait abandonné sa promise aux bras de son meilleur ami et depuis n’avait rien vécu de stable. Du sable mouvant, des amours interchangeables, Kristina, Pilar, Victoria, Karla, des épaules caressées, des seins ronds, des cuisses, Alicia, Jane, Francesca, parties en fumée, de la vapeur de femme qui s’échappait par tous les pores.
Il se voyait comme le monstre de fer de L’Infini cassé , une mécanique défoncée dans la boue, de ces robots débiles qu’on imaginait au début du siècle précédent, martial, insensible à ce qui arrive ou vivant tout comme, des clous dans la carlingue et la cervelle brûlée, Colosse aux mains cassées dont il ferait son héros posthume, transfiguration de Víctor Jara dont il perpétuait le chant d’agonie.
Esteban ne savait pas quel rôle exact jouait Gabriela dans son histoire, si elle était liée à son roman inachevé ou à sa vie propre, Catalina de ses songes oppressés. Ce soir, les Drones hurlaient dans les enceintes du salon, un groupe australien influencé par le rock américain des années 1990. Sitting on the Edge of the Bed Crying — « assis au bord du lit en pleurs »… Un groupe foutrement déprimant, qui avait accompagné son séjour littéraire en bord de mer… Quintay, ses rouleaux et ses courants meurtriers… L’énigme, lancinante, restait sans réponse depuis leur réveil mais l’impression de malaise ne le quittait pas. Quel élan mortifère l’avait poussé à amener Gabriela sur cette plage ? Que s’était-il passé au juste là-bas ?
Le parquet du salon était frais sous ses pieds nus. Mosquito le salua par un croassement lugubre qui n’allait pas avec les couleurs chatoyantes de ses plumes.
— Toujours là, connard, marmonna-t-il en passant à sa hauteur.
Peut-être qu’il avait faim.
Esteban fit dégringoler les glaçons du compartiment réfrigéré prévu à cet effet, pila la glace dans un bol. Bientôt huit heures trente à l’horloge du four. Le cocktail était prêt, les ceviches à mariner dans leur assiette. L’avocat avait passé le reste de l’après-midi à appeler les commissariats de banlieue à la recherche d’El Chuque, en vain. Esteban aurait pourtant été curieux de savoir où il avait trouvé cette cocaïne… Il eut une pensée pour Edwards, qu’il n’avait pas rappelé depuis leur piètre prestation à la garden-party. Ça ne lui ressemblait pas de se soûler à mort le jour où son beau-père accédait à la Cour suprême. Même si Vera le trompait, les problèmes domestiques se règlent chez soi, pas en public, surtout de la part d’Edwards, la pudeur incarnée… Esteban écrasait sa cigarette dans le cendrier chromé quand on sonna à l’interphone.
Le ciel redevint nuit derrière les baies vitrées du salon — Gabriela…
— Salut ! fit-elle en entrant. Désolée, je suis en retard.
L’étudiante traversa le salon, vêtue d’une jupe courte à côtes blanches et d’un chemisier noir sexy.
— Tu veux boire un verre ?
— Tout à l’heure, fit Gabriela. Il faut que je te montre quelque chose avant.
— Quoi ?
— Tu vas voir…
Elle bascula sur le canapé, ouvrit son smartphone.
— Je n’ai pas eu le temps de tout visionner mais en transférant les rushes sur mon ordi, je suis tombée sur ça…
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