Porfillo, qui s’apprêtait à rentrer chez lui, mit quelques secondes avant de réaliser les conséquences. Carver était spécialiste des écoutes, un petit génie dans son genre d’après le boss, qui avait gardé des contacts depuis les opérations du Condor. Carver était passé par différentes officines américaines mais ces gars-là n’étaient jamais à la retraite. Besoin d’adrénaline, de dollars en liquide, de coups en cinq bandes pour avoir le sentiment de vivre. Porfillo comprenait, il était comme lui.
— Putain, pourquoi il a fait ça, ce con ?!
— J’en sais rien, mais Edwards va tout balancer, tu peux en être sûr.
Porfillo jura encore — le fiscaliste savait que l’échange de mallettes avait été filmé, ce que ça induisait pour lui et son beau-père.
— C’est qui déjà son associé ? relança-t-il d’un ton bourru.
— Esteban Roz-Tagle. Le fils aîné d’Adriano, le grand ami du juge.
— Enfoiré.
— Ouais. Il va falloir se bouger si vous ne voulez pas que tout Santiago soit au courant de vos affaires.
Sur un tableau retraçant l’évolution des espèces, un poisson se dressait pour devenir bateau ; Porfillo arpentait le bureau du port comme si cela l’aidait à réfléchir. L’Américain avait raison ; il fallait qu’ils arrachent la mèche avant que la bombe ne leur explose à la figure.
— L’appel a eu lieu quand ? demanda-t-il.
— Tout à l’heure, répondit Carver.
— Edwards est géolocalisé ?
— Oui. Il est chez lui. Une adresse à Las Condes, la banlieue huppée de Santiago.
— Roz-Tagle l’a rappelé ?
— Pas encore. Edwards a juste laissé un message vocal, répéta-t-il.
Peut-être que l’associé dormait déjà, ou qu’il avait coupé son portable… Porfillo sentit des picotements dans ses veines — ils avaient encore une chance de rattraper le coup.
— Edwards, dit-il, il a parlé à d’autres gens ?
— J’en sais rien. Pas par téléphone en tout cas, ni par mail, je le saurais.
— OK. Roz-Tagle aussi est sur écoute ?
— Oui.
— Reste à l’affût des communications, et tiens-moi au courant : je vois ça avec le boss.
— Affirmatif.
Les deux hommes raccrochèrent. Par les fenêtres du bureau, les bateaux de guerre jouaient aux lucioles dans la baie de Valparaiso. Porfillo ne décolérait pas : cet enfoiré d’Edwards avait remis la mallette au juge, pourquoi les trahir maintenant ? L’ancien agent de la DINA gratta ses verrues, signe de grande nervosité. Il ne savait pas comment le fiscaliste avait retrouvé leurs traces, ce qu’il comptait faire avec son associé, mais il fallait envoyer deux équipes sur place. Il réfléchit quelques minutes, regardant les quais déserts et les grues arachnéennes qui entoilaient le ciel, passa en revue ses hommes de confiance. Il opta pour Durán et Delmonte, en plus de Carver déjà à Santiago.
Alors seulement il appela Schober.
Quand Gabriela se réveilla, elle était entourée de pélicans… Un œil, puis deux basculèrent face pile du monde. Rien n’était vraiment net, sauf le soleil dans ses pupilles et la sensation de s’être trompée de planète. La jeune femme se redressa. Sa robe était moite, pleine de sable, ses cheveux aussi, et elle n’avait plus de chaussures.
Il lui fallut quelques secondes pour réaliser qu’elle se trouvait au pied d’un rocher gris, sur une plage de sable blanc ; l’océan grondait non loin, relayé par les cris des mouettes qui festoyaient après la dîme des grands pélicans. Pas âme qui vive alentour, sinon les oiseaux ripailleurs. Gabriela grogna, un méchant mal de crâne ravivé par la morsure du soleil. Elle ne savait pas ce qu’elle fichait sur cette plage, comment elle était arrivée là, où étaient passées ses ballerines… Soudain son cœur se serra.
— Merde, dit-elle, la caméra…
Elle était dans son sac à main. Hier soir.
Gabriela fit quelques pas hasardeux, bouleversant la ronde des pélicans qui s’écartèrent sur son passage. Elle contourna le rocher en se cachant des rayons et aperçut la silhouette d’Esteban près du rivage. Il se tenait penché sur un banc de coquillages vif-argent recrachés par l’océan, dont l’écume lasse venait mourir jusqu’à ses orteils.
L’avocat avait la chemise débraillée sous son costume noir. Il releva la tête tandis qu’elle approchait.
— Tu sais où on est ? lui lança Gabriela.
Esteban n’avait pas l’air beaucoup plus réveillé.
— Quintay, dit-il.
Une réserve de pins et d’eucalyptus, à une centaine de kilomètres à l’ouest de Santiago.
— On a dû prendre la voiture, ajouta-t-il devant sa mine stupéfaite. Enfin, j’espère, autrement je ne sais pas comment on va rentrer.
— Tu n’as pas les clés ?
Il tâta ses poches.
— Non… Non, je n’ai plus rien. Même pas mes cigarettes…
Une mouette se mêla aux pélicans belliqueux. Leur odeur portait jusqu’à Gabriela, son cœur mal arrimé.
— Tu ne te souviens pas de ce qu’on a fait hier soir ?
Il secoua la tête.
— Je crois qu’on a trop bu, Gab.
— Ça, j’avais remarqué, maugréa-t-elle. Tu as vu mon sac quelque part ? J’avais ma GoPro à l’intérieur.
— Dans la voiture sans doute.
— Elle est où ?
Esteban se tourna vers l’étendue vide, dubitatif : à la tête qu’ils faisaient, les pélicans non plus n’avaient pas de réponse.
— Je me souviens d’avoir garé l’Aston Martin près de la Plaza Italia, dit-il, pas d’avoir repris le volant.
— Tu as une idée de l’heure ?
— Je ne sais pas, midi…
Un cormoran noir traversait le ciel, sans effort. Le sable était blanc de coquillages concassés, des algues sombres séchaient comme des tentacules de calmar géant.
— Tiens, dit Esteban, j’ai ramassé ça pour toi.
Il lui tendit un petit galet poli en forme de cœur.
— J’aurais préféré ma caméra, dit-elle.
— On va la retrouver, ne t’en fais pas.
— Tu crois ça.
Sans poches, Gabriela garda le caillou en forme de cœur à la main. Elle épousseta ses cheveux noirs au vent, pour la robe c’était peine perdue.
— Tu te souviens qu’on se soit baignés ? demanda-t-elle.
— Non.
— Ma robe est humide. Et j’ai du sable partout… Tu te vois là-dedans ? fit-elle en visant la mer.
Des rouleaux bleu ciel s’abattaient sur la plage, refluaient comme des orques happant les phoques sur la grève. Esteban songeait à autre chose, scrutant la colline boisée qui surplombait la plage.
— C’est étrange, dit-il enfin.
— Quoi encore ?
— C’est l’endroit où j’écrivais pendant mes vacances : la bicoque là-haut…
Son doigt désigna un chalet isolé parmi les cèdres, seule habitation visible à des lieues à la ronde.
— Tu écrivais pendant tes vacances ?
— Hum.
Esteban gambergeait devant le chalet alors qu’elle ne voyait que lui.
— Tu écris quoi, demanda Gabriela, des romans ?
— Si on veut.
— Ça parle de quoi ?
Il oublia la maison sur la colline.
— De Víctor Jara…
Encore lui.
— C’est quoi, une biographie ?
— Non… Non, plutôt une sorte d’autobiographie.
— Tu n’es pas Víctor Jara, que je sache ?
— C’est l’objet du roman…
Gabriela rumina devant son sourire énigmatique : ses amis attendaient l’aide d’un avocat pour ramener le calme à La Victoria, pas d’un auteur de bord de mer qui ramenait des filles ivres mortes sur ses lieux d’écriture. Sans parler de sa GoPro disparue, des images qu’elle n’avait pas eu le temps d’archiver…
— Tu te souviens de quoi, hier soir ?
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