— Qu’est-ce qu’il voulait, l’avocat ?
— Il… Il m’a parlé d’un gars, Enrique, et d’une série d’overdoses. Y avait un curé avec lui, un vieux et une fille, une Indienne. Ils m’ont pris par surprise et m’ont chouré les doses de coke, c’est la vérité, Daddy ! Les salauds m’ont volé !
— Ah oui, et qu’est-ce qu’elles foutaient dans tes poches, ces doses de coke ?
— J’allais les refourguer quand ils me sont tombés dessus !
— Les refourguer à qui ?
— Aux cuicos du centre-ville !
— Avoue plutôt que tu as refilé de la cocaïne aux paumés de La Victoria, gronda-t-il entre ses dents. Avoue, crapule !
— Oui… Oui, j’aurais pas dû.
— Surtout que ces minables ont rien trouvé de mieux que d’en crever.
— Je pouvais pas prévoir !
— Putain, il était convenu que vous dealiez dans le centre de Santiago, sac à merde, pas à La Victoria ! (L’haleine du boss passa sur sa peau à vif.) Explique-toi avant que je perde patience. Explique-moi tout depuis le début : d’où sort cette dope ?
Une odeur de mort flottait autour d’eux.
— J’ai… J’ai volé un lot.
— Lors de la coupe ?
— Oui…
— Que tu as dealé à La Victoria, poursuivit Daddy.
— Oui… Mais je sais pas pourquoi des pigeons crèvent dans le quartier, geignit El Chuque. Ni comment le curé et l’avocat ont su que j’avais de la coke, je le jure !
— Eh bien moi je vais te dire comment ils ont su : parce qu’un pigeon a cafté.
— Je recommencerai plus, Daddy, je le promets !
L’homme gonfla ses narines de colère : ce cloporte avait désobéi à ses ordres.
— Depuis quand tu fais ce petit business dans mon dos ?
— Quinze jours, gémit-il. Juste quinze jours ! Lâche-moi, s’il te plaît, Daddy !
El Chuque avait le dos au supplice et les racines de ses cheveux enflammaient son crâne.
— À quoi tu as coupé la coke pour qu’elle zigouille des jeunes du quartier ?
— À rien ! Je le jure, à rien ! J’ai juste grugé un peu sur les grammes, c’est tout !
— Alors pourquoi ils meurent ?
— Je sais pas ! C’est la vérité !
Daddy jeta un regard noir à ses hommes, impassibles devant la meute de traîne-savates. Même si cette canaille disait vrai, il fallait sévir.
— Tu ne me laisses pas le choix, El Chuque… Qui est le chef après toi ?
El Chuque renifla un peu de morve rougeâtre sous le regard apeuré de la bande, désigna un des gamins.
— C’est quoi, ton nom ? lui lança le boss.
— Matis…
Treize ans dans deux mois, un as chez les pickpockets : El Chuque l’avait connu dans la rue et Matis l’avait suivi. Daddy acquiesça devant le petit bouclé qui rapetissait au milieu des autres mioches, lâcha enfin le scalp de leur chef qui, à genoux, put de nouveau respirer. L’effet de soulagement ne dura pas : l’homme déboutonna son pantalon et extirpa un bout de chair flasque, rabougrie et pâle sous la lune.
El Chuque déglutit, à genoux. Daddy exhibait son sexe à hauteur de ses yeux ; il dégaina le Beretta de son holster et vissa le canon sur son crâne.
— Suce-moi la bite, dit-il d’une voix sinistre.
Un vent de panique souffla à l’ombre de la décharge. El Chuque eut un geste de recul mais la pression du canon le maintint à genoux. La queue molle pendait devant sa face ensanglantée.
— Suce-moi la bite ou je te fais sauter la tête, menaça Daddy en imposant sa masse, tout de suite …
L’adolescent tremblait comme une feuille.
— Tu m’entends, mouche à merde ?
Il pleurait de peur.
— Suce-moi la bite, je te dis !
Le membre touchait ses paupières, son nez pissait le sang, sa vue se brouillait devant le sexe poilu : El Chuque chercha une issue mais les autres étaient comme lui pétrifiés de peur.
— Suce-moi la bite, ordonna le boss, dernière sommation.
— Non, gémit-il à genoux. Non, Daddy, je t’en prie…
— Suce !
— Non…
La crosse du Beretta s’abattit sur son front, puis un autre coup tout aussi violent l’envoya à terre. El Chuque roula dans les papiers gras, sentit un liquide tiède couler sur ses joues et son esprit s’évanouir : l’impression de se séparer. Un troisième coup de crosse, asséné à toute force, lui brisa le crâne. Il y eut un bruit désagréable, organique ; l’adolescent s’enfonça comme un caillou dans la boue, sous les regards effarés des gamins des rues. Plus un ne respirait. Leur chef ne bougeait plus. Il ne bougerait plus jamais.
Daddy se tourna vers les morveux.
— Maintenant c’est toi le chef, lança-t-il à Matis.
Le petit bouclé ne broncha pas. Le cadavre de son copain lui donnait envie de vomir.
— Ramène-toi, ordonna le boss.
Les porte-flingues surveillaient la scène, prêts à sévir au moindre geste de rébellion. Matis approcha timidement, frissonna à la vue du corps à terre ; une petite mare vermeille se formait, perlant du crâne ouvert.
— C’est toi qui vas reprendre le business, annonça le boss. Mêmes dispositions qu’avec ton copain El Chuque : le premier qui consomme la coke, en parle ou essaie de me rouler en dealant hors du centre-ville, je l’étrangle de mes propres mains… (Il fixa celui qu’il avait désigné comme le nouveau chef.) C’est compris ?
Matis hocha la tête en guise d’assentiment.
— Bon. On va sceller notre nouvelle amitié, si tu veux bien… Matis, c’est ça ?
Il happa le gosse par les cheveux et le pressa vers le sol. Prisonnier de ses serres, Matis tomba à genoux, grelottant de peur.
Le sexe de Daddy était plus vigoureux.
— À toi, maintenant…
* * *
Un parfum de fin du monde flottait dans le bureau d’Edwards. Il tenait debout, c’était à peu près tout. Un goût amer imprégnait sa gorge, douloureuse à force de rendre sa bile. Combien de temps était-il resté prostré dans les toilettes, face à la cuvette puant le vomi ? Les murs avaient des angles aigus, coupants. Il referma la porte du bureau au fond du couloir, encore bouleversé par la dispute de tout à l’heure et sa propre violence. Il ne savait pas où était Vera, probablement réfugiée dans la chambre, et se sentait trop mal pour songer à se faire pardonner. Son haleine devait dégager une odeur répugnante et l’heure n’était de toute façon pas aux réconciliations. Demain. Il fallait d’abord qu’il vide son sac, qu’il recrache le venin que ces crapules lui avaient injecté… Esteban : Esteban saurait quoi faire.
Les branches des arbres bruissaient derrière la vitre du bureau. Edwards s’écroula sur son fauteuil en cuir et, son portable en main, chercha le nom de son associé. Esteban connaissait son histoire, ses démarches pour retrouver les assassins de son père, ce qu’avait subi sa mère enceinte, il comprendrait dans quel piège il s’était fourré… Edwards voyait double, les nausées se succédaient par vagues mais il avait tout rendu. Enfin il trouva le contact d’Esteban et appela, le souffle court… Une, deux, quatre, six sonneries… Les murs continuaient de tanguer et il ne répondait pas.
La messagerie se déclencha. Puis un bip sonore. Edwards balbutiait dans le combiné.
— Esteban, c’est moi… Écoute, il faut que je te parle… Je t’ai pas tout dit ce midi… Il y a Vera mais c’est pas ça le pire. Il y a quelqu’un… quelqu’un que j’ai vu ce soir… à la garden-party, chez tes parents… Schober, un ancien du Plan Condor…
* * *
Le río Mapocho courait au cœur de Santiago. La rivière, que les Indiens Mapuches traversaient jadis à la rame, ne ressemblait plus qu’à un vague torrent crasseux où les rats le disputaient aux chiens le long des rives ; Gabriela et Esteban passèrent le pont à pied et basculèrent du côté de Bellavista, le quartier des bars et des boîtes à la mode.
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