Une paire de boucles d’oreilles brillait le long de son cou, qu’il ne lui avait jamais vue non plus… Edwards débloquait. Il devenait paranoïaque. Maboul. Les assassins dont il avait retrouvé les photos dans les archives le terrorisaient, comme l’idée de foutre leur vie en l’air pour une histoire vieille de quarante ans. Les larmes lui montèrent aux yeux.
Vera fronça les sourcils, quart de lune renversé.
— Qu’est-ce qu’il y a, Edwards ? s’adoucit-elle devant son visage décomposé.
Il eut une bouffée de chaleur. L’effet du whisky. Ou alors au fond avait-il renoncé à la vérité, comme les autres.
— Hein ? insista-t-elle. Qu’est-ce qui t’arrive ?
Edwards chancela dans l’embrasure de la porte et baissa ses yeux injectés de sang.
— Rien, dit-il. Rien…
* * *
Il y avait tant d’églises à Santiago qu’on la nommait la « Rome des Indes ». L’avortement était toujours illégal au Chili, même en cas de viol, d’inceste ou de maladie du fœtus, envoyant des dizaines de milliers de femmes à la clandestinité et parfois à la mort. À Valparaiso, un monument aux morts fustigeait les « assassins d’enfants » qui avaient pratiqué l’IVG, l’ancien président Piñera appartenait au très droitier Opus Dei et l’Église avait son mot à dire sur les débats de société touchant la famille : flic et gay, Luis Villa ne s’était pas risqué à jouer son coming out contre une fin de carrière précipitée.
Luis avait trente ans et partageait ce secret avec Esteban suite à une affaire commune, lorsqu’une vague d’incendies avait ravagé le vieux quartier de Yungay et ses immeubles délabrés qui abritaient une forte communauté immigrée. Après une dizaine de morts et autant de bâtiments dévorés par les flammes, l’avocat s’était porté partie civile pour le compte des rescapés. Il avait alors côtoyé le jeune inspecteur détaché sur l’affaire, Luis Villa, dont l’honnêteté s’avéra un obstacle aux marchands de sommeil. Une société immobilière pilotait en effet l’opération, « Santa María », où l’on retrouvait dans le conseil d’administration tant des élus de gauche que des nostalgiques du vieux Général. L’affaire avait été finalement enterrée, le quartier de Yungay reconstruit avec une forte plus-value et Luis Villa muté à l’aéroport international de Santiago, où il travaillait depuis comme agent de la brigade antinarcotique.
Dans son aspect physique, ses manières, ses intonations, le jeu de sa bouche ou de ses mains, son homosexualité était impossible à détecter, ce qui ne l’empêchait pas de fréquenter assidûment les sites de rencontres gays. Au travail, hormis les quelques grammes d’éphédrine qu’il détournait pour Esteban, Luis Villa était un policier exemplaire. Il avait travaillé auprès des enfants battus, drogués, exploités, prostitués de gré ou de force, gardant une gentillesse et un humour salvateur comme une carapace face à tout ce malheur qui l’affectait au premier chef — Luis aussi vivait en opprimé sa sexualité « déviante »…
L’Aston Martin se frayait un chemin dans les avenues embouteillées du centre, où quelques palmiers poussiéreux défiaient les buildings. Ils bifurquèrent devant l’église San Francisco et son grand clocher jaune, dont la magnificence passait inaperçue ; la robe de Gabriela était assortie au bleu de la décapotable et ses cheveux ondulaient dans la brise, parfum d’inconnu. Esteban se sentait tout à coup heureux, sans autre raison que la présence de cette femme près de lui, ce qui ne lui arrivait jamais…
— Ton copain Luis, dit-elle depuis le siège au cuir craquelé, tu es sûr qu’il n’en parlera pas à Popper ? Ils sont quand même flics tous les deux…
— Pas le genre de Luis, répondit Esteban.
Gabriela ne saisit pas l’ambiguïté de sa réponse. La rue pavée de la Calle Londres était tranquille après la furia d’O’Higgins, avec ses arbres et ses vieilles maisons aux façades blanches. C’était ici, au cœur du centre historique de Santiago, que des centaines d’hommes et de femmes avaient été torturés, au numéro 38, siège du Parti socialiste lors du coup d’État. Luis Villa habitait vingt mètres plus bas, à l’angle de la placette. L’ancienne maison coloniale, divisée en appartements, bordait une ruelle à sens unique et peu passante ; ils s’annoncèrent à l’interphone et grimpèrent au deuxième.
Moins empâté que la plupart de ses compatriotes, Luis avait une barbe de trois jours soigneusement entretenue et une carrure impressionnante sous son polo bleu marine ; il laissa Gabriela entrer la première.
— Depuis quand tu traînes avec des jolies filles ? lança-t-il à son copain avocat.
— Gabriela est seule, il me semble, releva Esteban.
Luis referma la porte dans leur dos, se tourna vers la jeune femme. Il y a des gens qui nous repoussent au premier regard, d’autres qui nous semblent étrangement familiers.
— Vous connaissez Esteban depuis longtemps ? demanda le policier.
— À peine, répondit Gabriela.
— J’espère que vous aimez le pisco sour .
Prévenu de leur visite, Luis avait préparé trois cocktails, qui grelottaient dans le shaker — pisco, citron, sucre, blanc d’œuf, glace, angostura. Gabriela découvrit l’appartement du policier, un trois pièces aux meubles anciens plutôt cosy. Des visages de geishas pâlissaient sur des estampes japonaises accrochées aux murs mais c’est une photo qui retint son attention, celle de deux éphèbes regardant l’objectif comme s’ils venaient d’être découverts, nus, sur un lit de feuilles… Luis lui tendit son verre.
— Ton visage ne m’est pas inconnu, dit-il d’un ton amical. On ne s’est pas déjà croisés ?
— Peut-être lors d’une manif étudiante ? s’enhardit Gabriela, encouragée par son sourire. Je suis Camila Araya avec ma caméra, au cas où les pacos se défouleraient sur elle.
— Tu es journaliste ?
— Disons aspirante vidéaste. J’étudie le cinéma.
— J’adore, dit-il, même si je n’ai pas beaucoup de temps et qu’ils passent toujours les mêmes blockbusters.
— Tu aimes quoi, Wong Kar-wai ?
— In the Mood for Love , trop beau… Et toi ?
— Le porno. J’ai pas de titre en tête.
Ils trinquèrent avec un petit rire complice.
— Si on en venait à nos affaires, suggéra Esteban.
Il plongea la main dans sa poche, agita le sachet sous le nez de son ami.
— Cocaïne ?
— Probablement responsable d’une série d’overdoses à La Victoria, confirma l’avocat. Tu as eu des échos ?
— La Victoria ? Non… Mais c’est pas les saloperies qui manquent sur le marché de la défonce… (Luis ouvrit le sachet, évalua la texture de la poudre.) Tu as trouvé ça où ?
— Dans les poches d’un petit dealer de rue.
— Qualité exceptionnelle, estima-t-il.
— Suffisant pour causer une série d’overdoses ?
— Hum… Possible.
Trouble de l’humeur, monomanie, délire de supériorité, paranoïa, risques liés à l’inhibition, déséquilibre violent et durable des neurotransmetteurs, hyperthermie, hypertension artérielle, accélération des fréquences respiratoire et cardiaque, risque d’infarctus, AVC, rupture d’anévrisme : un simple sniff de cocaïne pouvait être fatal à des sujets fragiles ou cumulant d’autres produits — alcool, médicaments, opiacés… Esteban se souvenait que Juan Lincano, une des victimes, avait eu une pneumonie mal soignée, mais les autres jeunes ?
— Même transformée sur place en cristaux, la cocaïne reste chère pour les habitants des poblaciones, fit Luis. Et je vois mal des dealers de rue jouer les chimistes pour en faire de la pasta base .
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