— Comment vas-tu, Mère ?
— J’ai soixante ans, Esteban, dit-elle en pâlissant à son approche. Soixante ans, c’est affreux…
Il s’agenouilla et prit la main de la mourante.
— Mère, dit-il pour la consoler, tu en as soixante-deux. C’est dans ton passeport.
— Il ment ! fit Anabela en prenant la bibliothèque à partie.
Esteban se pencha sur les fourrures pour embrasser la star, qui sembla défaillir.
— À soixante ans, qui voudra de moi ? répéta-t-elle en agrippant la main de son fils. Fini les premiers rôles, les seconds aussi : je ne ferai plus que des apparitions comme vieille peau vicelarde sans libido dans des films imbéciles. De la figuration peut-être même, renchérit-elle, comme potiche croulante et fissurée !
— Tu exagères, Mère, tempéra l’avocat.
— Non. Non, la vieillesse est un naufrage, Esteban. Et tu sais que je n’ai jamais su nager, ajouta-t-elle avec emphase.
Gabriela se demandait si la star voyait quelque chose derrière ses lunettes noires, tant sa présence semblait transparente.
— Je ne sais plus quoi faire, conclut la malheureuse sans lâcher la main de son fils.
— Tu as essayé la boisson ?
— Pour finir comme toi ! Ha !
Une coupe de champagne vide gisait sur le tapis persan. Esteban se dépêtra de l’étreinte maternelle avant de se tourner vers la femme qui l’accompagnait.
— Mère, je te présente Gab, ma nouvelle cliente.
Anabela soupira devant les ballerines en plastique de la pauvrette — une pâle imitation lézard qui ne trompait personne.
— Ne le prenez pas mal, mademoiselle, mais Esteban n’est pas du tout un garçon pour vous.
— Je ne vois pas de quoi vous voulez parler, répondit l’intéressée.
— Gab est la grâce absolue, Mère, remarqua Esteban, la poésie en mouvement, le, le… Enfin, toi qui as fait du cinéma !
Anabela plissa les paupières derrière ses lunettes en forme de téléviseur.
— Vous avez quel âge, mademoiselle ?
— Vingt-six ans, répondit Gabriela sans se démonter.
— Esteban quarante : ça fait quatorze ans de différence entre vous. (L’actrice remua sa chevelure laquée.) Quatorze n’est pas un bon chiffre, non…
— Treize c’est mieux ? tenta Gabriela.
— Oui… Oui, acquiesça Anabela, treize c’est mieux.
Complètement cinglée.
— Bon, nous sommes venus parler d’une affaire importante, pas de numérologie, abrégea Esteban. Papa est là ?
— Au jardin, j’imagine, avec les autres, répondit sa mère avec un geste vague. Tu sais quand même qu’on fête la nomination de Víctor à la Cour suprême ?
— Bien sûr. Tu veux que je te porte jusque là-bas ?
— Non… Non, je ne suis pas d’humeur à la fête, ni aux célébrations. Dis à ton père que je ferai peut-être une brève apparition plus tard dans la soirée. Si je trouve quelque chose à me mettre.
Sa robe blanche brillait de mille feux sous la lampe Art déco. Lasse, Anabela alluma une cigarette d’une main tremblante prompte à l’effusion et détourna la tête. Esteban fit un signe de repli à l’intention de Gabriela.
— À plus tard, Mère…
La bonne scrutait les fils marbrés qui dérivaient sur le sol lorsqu’ils sortirent du boudoir où la star cuvait son désespoir. Gabriela songea à son enfance comme à un extra-monde.
— Ils sont tous comme ça dans ta famille ? demanda-t-elle tandis qu’ils longeaient le couloir du rez-de-chaussée.
— Non, malheureusement…
Ils arrivaient au salon d’été et sa piscine illuminée qui donnait sur le parc. Esteban glissa son bras sous celui de l’étudiante.
— Accroche-toi.
Il l’entraîna sur les marches de la terrasse, attrapa deux coupes de champagne au passage d’un serveur en blanc et se mêla à la foule. Une centaine de personnes conversaient autour de grandes tables dressées sur la pelouse : amuse-gueules, sushi, verrines colorées, c’était une réception chic et élégante agrémentée de jeux pour les enfants et d’un barbecue géant où s’activaient les cuisiniers. Juges, procureurs, avocats, le gratin de la justice chilienne festoyait pour célébrer la nomination de Víctor Fuentes au plus haut poste de la magistrature dans ce décor enchanteur mis à disposition par son ami Adriano.
— Tu es sûr que c’est le moment de parler à ton père de nos histoires ? fit Gabriela.
— C’est maintenant ou jamais.
Esteban cherchait parmi les têtes grisonnantes quand son frère Martín l’aborda, son mètre quatre-vingt-six engoncé dans un costume Armani gris souris. Ancien arrière central de Colo-Colo, le club de foot le plus populaire du pays, Martín Roz-Tagle s’était reconverti comme agent sportif et faisait du lobbying pour la FIFA.
— Je peux te dire que personne ne t’attend, lança-t-il à Esteban en guise de bienvenue.
— Content de te voir, frérot.
Sa carrure bousculait la lune dans le ciel étoilé.
— Tu n’as pas d’argent pour t’acheter des chaussures ? railla-t-il d’un air vindicatif. Qu’est-ce que tu fais là ?
— Il faut que je parle à Papa.
— Ah oui ? renvoya l’athlète. Figure-toi qu’il n’a pas trop apprécié ton silence pour les soixante ans de Maman, ni ton petit numéro au baptême de Victoria. Si tu es venu pour faire un esclandre, c’est moi qui te vire à coups de pied au cul, pigé ?
Esteban souriait de ses belles dents. L’ancien sportif se tourna vers la fille pendue au bras de son frère.
— Tu l’as trouvée où, celle-là ?
— Dans le lit de ta femme, répondit l’avocat. À propos, comment vont tes petits copains mafieux de la FIFA ? Toujours combines, pots-de-vin et putes pour vieux messieurs ?
— Cause toujours, au moins je ne vole pas mon meilleur ami, moi , dit-il en songeant à Edwards.
— Tu te trompes, Martín, notre famille a déjà tout volé.
Esteban cala sa coupe vide dans la main du culturiste et entraîna Gabriela vers le buffet sans s’appesantir sur les commentaires désobligeants du benjamin.
— Quel accueil, dit-elle.
— Attends, je vais te présenter les autres.
— Je ne suis pas sûre d’avoir envie.
— Si, si, il faut que tu voies ça.
La foule s’agglutinait autour des monceaux de victuailles. L’avocat saisit deux nouvelles coupes de champagne et désigna un groupe d’invités en tenue de soirée.
— Alors le petit jockey, là, casaque bleue près du buffet, c’est Roberto, mon beau-frère, dit-il, un éleveur de saumons industriels qui a ruiné les pêcheurs de la côte sud. Je l’ai attaqué en justice il y a deux ans. La grosse jument à sa gauche, la rousse aux cheveux hystériques, c’est ma sœur, Sylvia, la rebelle de la famille. Elle a voté deux fois socialiste aux élections, mange bio et regrette la disparition des Patagons en vivant sur les dividendes des fonds spéculatifs de son mari qui entretiennent son train de vie de donneuse de leçons. Ils ont trois garçons, que ma sœur gave en soutenant qu’une alimentation équilibrée consiste à manger un peu de tout à chaque repas.
De fait, trois petits cochons tournaient autour de leur mère comme des Apaches au poteau de torture.
— Allez, je vais quand même dire bonjour à mes neveux, relança leur oncle comme s’il leur faisait une faveur.
Sylvia aperçut son frère, stoppa net ses rappels au calme et tança l’intrus.
— Qu’est-ce que tu fais là ?
— Bonsoir, Sylvia… (Esteban se tourna vers ses turbulents et grassouillets neveux.) Dis-moi, ils comptent faire quoi dans la vie, tes enfants, du mannequinat ?
— Pauvre con.
Sylvia réunit son trio boudiné, l’œil mauvais sous sa choucroute au henné. Esteban fit mine de s’accroupir à hauteur de ses neveux.
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